Les bonnes feuilles

Au cœur de l’Enquête Sauvage d’Anne-Sophie Novel

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Anne-Sophie Nov­el est jour­nal­iste (à Vert), réal­isatrice et écrivaine. Fruit d’un an de recherch­es et d’expérimentations, son Enquête sauvage tout juste parue (La Sala­man­dre, en parte­nar­i­at avec les Col­ib­ris) explore les liens entre les humains et leur écosys­tème, à tra­vers le témoignage riche et doc­u­men­té de son autrice. De cette quête de per­cep­tions et d’émotions en pleine nature, Vert dévoile les bonnes feuilles.

Chapitre 1 — Écouter

Tais-toi et marche

Il est 21 heures, la nuit vient de tomber. Il fait froid, l’air est encore très humide, et le ban­deau que l’on vient de me pos­er sur les yeux me plonge défini­tive­ment dans le noir. La fumée du feu de bois tout proche me saute au nez. C’est le pre­mier feu que j’ai allumé de ma vie, à par­tir de rien, ou plutôt d’un matériel que nous avons assem­blé et fab­riqué dans la journée, dans le respect des gestes ances­traux, à par­tir de ressources envi­ron­nantes. Lui don­ner vie m’a procuré une émo­tion que je n’aurais jamais soupçon­née. For­cé­ment, son odeur est plus sym­bol­ique que jamais.

Un fris­son me par­court. On vient me chercher, on me guide à petit pas et on me mène vers le reste du groupe : en file indi­enne, main dans la main, nous com­mençons à déam­buler sur le chemin qui mène vers le col, puis dans la forêt, aidés par les « veilleurs » qui, déli­cate­ment, écar­tent les obsta­cles de nos pas. Avant de par­tir, nous n’avons pris qu’un bouil­lon, mon esprit doit « rester clair », m’a‑t-on dit. Clair pour marcher les yeux bandés, c’est un con­cept ! Le ven­tre vide per­met au moins de pren­dre cela avec légèreté. Au loin, je perçois le son d’un tam­bour, il se mêle au reste : la peur de gliss­er dans l’herbe mouil­lée, de trébuch­er dans un arbuste, de gliss­er sur une pierre et d’avoir les pieds défini­tive­ment trem­pés… Je me demande si je ne suis pas tombée sur un genre de secte New Age, mais je tiens bon et serre fort les mains des deux incon­nus à mes côtés : je les con­nais aus­si peu que la des­ti­na­tion et l’expérience, mais je me laisse porter, je fais con­fi­ance. Je m’accroche comme jamais à la main qui m’ouvre le chemin, et je tiens tout aus­si fort celle que je guide. Je n’ai pas envie d’être le mail­lon faible dans cette chaîne humaine qui m’évoque celle de notre inter­dépen­dance. Nous grim­pons, pas­sons non loin d’un ruis­seau, sur une petite route, avant de repren­dre en forêt, entre les ronces. Je me laisse porter par mes sen­sa­tions, par le flot de mes ques­tions, par le noir et l’inconnu, et je m’aperçois que cela ne m’empêche pas d’avancer. Si marcher ain­si main dans la main et à l’aveugle est une pre­mière, ce n’est pas la pre­mière marche en silence à laque­lle je m’adonne depuis que j’ai com­mencé cette aven­ture. A croire que les chemins du vivant débu­tent avec cette façon de se met­tre au dia­pa­son : il faut accepter de se taire, de ne plus rien dire, ne rien for­muler ni atten­dre, se laiss­er porter et tout oubli­er pour tout revoir autrement. Là où avant j’entrais sans crier gare, sans cess­er de bavarder, lors de balades ou de ran­don­nées, main­tenant je mar­que le pas, je ralen­tis, je baisse la voix, j’essaye d’avancer en chœur. Ce ne fut pas chose facile, je vous l’assure, et ils furent nom­breux les « chut » et autres regards lancés par mes accom­pa­g­na­teurs pour gen­ti­ment me le faire com­pren­dre.

Anne-Sophie Nov­el, L’en­quête Sauvage, Édi­tions La Sala­man­dre, mars 2022, 258p, 19,9€

Chapitre 2 — Observer

L’affût

J’ai envie de tester cet « art frag­ile et raf­finé con­sis­tant à se cam­ou­fler dans la nature pour atten­dre une bête dont rien ne garan­tit la venue », que décrit si bien Syl­vain Tes­son dans La Pan­thère des neiges. Dans cet ouvrage, le célèbre écrivain narre le voy­age dans lequel le pho­tographe ani­malier Vin­cent Munier l’a embar­qué, au Tibet, à la ren­con­tre des yacks, des loups, des ânes sauvages et de la raris­sime pan­thère des neiges. Il y explique en quoi cette pra­tique est « anti-mod­erne », dans le sens où elle oblige à accepter la patience et l’incertitude : « Les bêtes sur­gis­sent sans prémisse puis s’évanouissent sans espoir qu’on les retrou­ve. Il faut bénir leur vision éphémère, la vénér­er comme une offrande. » Nous nous y attelons donc, un soir d’automne, avec ma fille Adèle, désireuse de m’accompagner lors de ma pre­mière ten­ta­tive, à 300 m de la mai­son, près de l’étang, en lisière de forêt. L’idée est d’assister au couch­er des oiseaux et de voir d’éventuels autres ani­maux, san­gliers ou chevreuils. Il est 17 h 30 lorsque nous nous posons près de la petite cabane en bois qui bor­de le plan d’eau. La nuit com­mence à tomber et nous arrivons à tenir, de notre point de vue tout du moins, un joli silence sim­ple­ment entre­coupé par quelques chu­chote­ments des­tinés à entretenir notre atten­tion. La pre­mière obser­va­tion que j’effectue alors me ren­voie à des con­sid­éra­tions pure­ment matérielles : mal­gré les dif­férentes couch­es de vête­ments que nous por­tons et le plaid que nous avons emmené, le froid et l’humidité tombent vite et me glacent les pieds. La prochaine fois, j’anticiperai mieux : il n’y a pas de mau­vais temps, il n’y a que de mau­vais équipements. Sec­onde obser­va­tion : il me faut sur­mon­ter la bande sonore générée par la cir­cu­la­tion auto­mo­bile. Se pos­er ain­si dans un tel envi­ron­nement a un effet apaisant cer­tain mais il faut s’accoutumer à cette pol­lu­tion pour mieux en faire abstrac­tion ; cela me demande un effort de per­cep­tion. Nous ne sommes ni Tes­son ni Munier et n’avons pas tous les moyens d’aller nous poster dans des espaces sauvages loin­tains. Je cherche à saisir le sauvage près de chez moi, et je crois bien qu’accepter cette bande-son est notre seule façon de pass­er out­re. Tou­jours embrass­er ce qu’on ne peut éviter.

Une fois l’obscurité instal­lée, je con­state que nous nous y sommes bien accou­tumées : ce lieu que nous con­nais­sons par­faite­ment prend une autre dimen­sion. Un pre­mier quarti­er de lune nous pro­pose sa lumière blanche. Les arbres ressem­blent à des estam­pes japon­ais­es, ils peu­vent aus­si se faire menaçants selon les imag­i­naires, on les observe autrement. Où sont les revenants, les vam­pires, les assas­sins qui prof­i­tent de la nuit pour sor­tir du bois ? Je réalise alors que ma créa­tiv­ité marche à plein régime. Adèle ne dit rien, elle est comme dans son élé­ment, et je décide de me taire pour ne pas lui partager les craintes de sa frous­sarde de mère. Heureuse­ment, nous sommes deux, me dis-je… Qu’a‑t-on observé ? Le héron, un habitué de l’étang, s’est envolé à notre arrivée, on l’a sur­pris, il est revenu une demi-heure plus tard. Nous avons enten­du les oiseaux se couch­er, chanter les uns après les autres, pro­gres­sive­ment tout s’est apaisé. De loin, nous avons perçu trois vols de grues dans leur périple migra­toire vers le sud. Un pois­son, ou une grosse grenouille, m’a fait sur­sauter vers la fin de notre ses­sion. J’en ai con­clu, comme Tes­son, que l’affût est une « foi mod­este » qui oblige à accueil­lir ce qui se présente. Il faut atten­dre, faire le guet et saisir l’inattendu sans autre exi­gence. Sur le court chemin du retour à la mai­son, mon Adèle me partage spon­tané­ment l’un de ses ressen­tis : « C’est comme si je ne savais plus marcher, j’ai l’impression de devoir retrou­ver mon équili­bre. » C’est vrai que cette pre­mière séance d’affût a brouil­lé les pistes de notre per­cep­tion. Cette perte d’équilibre de ma fille me fait penser que cette expéri­ence nous a bizarrement fait entr­er dans un espace flou et mécon­nu. Je réalise, plus que jamais, que nos yeux ne savent plus vrai­ment décel­er ni dis­cern­er. Peut-être n’avons-nous pas vu cer­taines bêtes à nos côtés ? Peut-être étions-nous d’ailleurs perçues et mieux saisies par d’autres que nous ?

Une chose est sûre, en tout cas : notre manque habituel d’attention et de patience peut nous faire « explor­er le monde et pass­er à côté du vivant », comme le remar­que encore Tes­son avant de con­clure que « le jardin de l’homme est peu­plé de présences [qui] ne nous veu­lent pas de mal [mais qui] nous tien­nent à l’œil ». Aus­si cette notion de « présence » me par­le-t-elle pro­fondé­ment, tant elle traduit juste­ment ce qui a poussé en moi après quelques affûts : la con­science de ne jamais être seule et de me sen­tir, chaque jour, plus riche de ces inter­ac­tions avec ces altérités autour de nous. Il ne s’agit pas là d’un délire mys­tique, mais plutôt d’une forme d’assurance : à force de regarder, même si on ne voit pas, ou mal, on se dote d’une sen­si­bil­ité nou­velle, d’une ouver­ture au monde. L’affût, c’est une invi­ta­tion à aigu­is­er et affin­er encore et encore son regard sur le monde. Et notre chance est que nous pou­vons tous le pra­ti­quer, partout où nous vivons – ou presque –, tant la vie abonde autour de nous.

Chapitre 3 — Ressentir

Tout larguer

Penser avec mon « corps ter­reux », voilà qui me par­le. Met­tre le men­tal sur pause, lâch­er prise, le temps d’expérimenter et de ressen­tir pleine­ment, sans juge­ment. C’est avec cette pos­ture que Geof­froy Delorme, alors âgé d’une ving­taine d’années, décide de par­tir vivre sans tente ni sac de couchage dans le mas­sif foresti­er qui bor­de la mai­son parentale, à Bord-Lou­viers, dans l’Eure. Celui qui, depuis petit, se méfie du monde des humains com­mence par une expéri­ence de deux semaines avant de pro­longer ses séjours. Au total, il y passera sept ans. « Il y a au fond de moi un instinct de lib­erté qui me pousse à m’échapper dès que j’en ai l’occasion. Et la seule règle qui me sem­ble digne d’être respec­tée est celle de la nature », con­fie-t-il dans L’Homme-chevreuil, un livre qui narre sa vie avec ceux qu’il con­sid­ère désor­mais comme sa vraie famille : Daguet, Etoile, Sipointe, Chévi, Mag­a­lie, Prunelle, Espoir et tous les autres ongulés dont il copie les modes de vie au point de devenir l’un des leurs, selon lui. Pour vivre, et sur­vivre, Geof­froy Delorme doit choisir avec soin ses vête­ments et quelques indis­pens­ables usten­siles – un sac à dos pour con­serv­er un peu de bois sec, des sacs her­mé­tiques, une gamelle, des allumettes, un couteau, etc. S’il dis­pose de con­nais­sances botaniques qui lui per­me­t­tent de se nour­rir de ce qu’il trou­ve en forêt (achillée mille­feuille, plan­tain, oseille, sève de bouleau, glands, mais aus­si fruits lais­sés par les chas­seurs pour engraiss­er les san­gliers), il apprend à fil­tr­er l’eau de pluie à l’aide d’une chaus­sette, à dormir par cycles courts pour se pré­mu­nir de l’hypothermie, et à se laver les dents avec un mélange d’eau et de cen­dres. Son réc­it racon­te non seule­ment son adap­ta­tion à une vie sauvage à l’état pur, ou presque, mais aus­si la vie d’une forêt dans laque­lle vien­nent régulière­ment des chas­seurs ou des abat­teuses. On ressent pleine­ment, avec la force de son témoignage, les agres­sions et men­aces que les humains font peser sur leur envi­ron­nement.

Anne-Sophie Nov­el © DR

Intriguée par son expéri­ence par­fois décriée, je décide d’aller à sa ren­con­tre (…) Sur le chemin pour rejoin­dre son ancien « ter­ri­toire », il com­mence par me mon­tr­er la dis­tance séparant la mai­son de ses par­ents, à Léry, de la lisière de la forêt de Bord-Lou­viers. « Il n’y avait pas de route à l’époque », me pré­cise-t-il, alors que la com­mune con­naît un développe­ment galopant de ses infra­struc­tures depuis quelques années. « Je n’avais qu’à marcher à tra­vers champs quand je venais chercher quelques affaires. A l’odeur, je savais que c’était dif­férent : je sor­tais de la forêt pro­tec­trice et envelop­pante, je quit­tais le cocon, la “maman”. Ici, l’odeur des hêtres est rem­placée par celle de la terre retournée et des gram­inées. C’est per­tur­bant de sor­tir de la forêt avec ces nou­velles sen­sa­tions olfac­tives, on se sent vul­nérable », me détaille-t-il. A l’écouter, je me dis qu’il y a vrai­ment du chevreuil en lui. Nous lon­geons le cimetière avant de nous engager sur le chemin menant au cœur de la forêt : Geof­froy m’explique qu’il venait y chercher de l’eau à l’époque et qu’il n’hésitait pas à y prélever des feuilles des tilleuls sur­plom­bant l’entrée pour se nour­rir. Nous nous diri­geons ensuite vers « la Crutte », l’espace où « le Chevreuil » (comme il se prénomme par­fois lui-même) avait établi le cen­tre de son ter­ri­toire, quand je mesure rapi­de­ment que la forêt qu’il décrit dans son ouvrage n’est plus celle dans laque­lle il vivait à l’époque. Désor­mais clô­turé à de nom­breux endroits pour pro­téger les cul­tures, le mas­sif foresti­er de 500 ha qui, en lisière, paraît intact est en réal­ité très exploité : des coupes à blanc ont été réal­isées sur de nom­breuses par­celles, et si des pan­neaux d’affichage indiquent que la régénéra­tion naturelle est en cours, le bois n’a plus la même allure ! « C’est l’une des raisons majeures de mon départ : après une coupe rase, la forêt devient inviv­able, témoigne Geof­froy. Il n’y a plus ni plante, ni racine, ni champignon. Là où la forêt était som­bre et fraîche, elle devient chaude et sèche. Elle est égale­ment trop calme, et je n’y vois plus qu’un site indus­triel. » Avec le temps, la végé­ta­tion repousse, certes : « Ça devient un snack-bar pour les chevreuils, ils s’y baladent, se repro­duisent beau­coup, n’ont pas de con­cur­rence, mais il est impos­si­ble de s’y abrit­er. En per­tur­bant la forêt, on les pousse à se déplac­er con­stam­ment alors qu’ils sont séden­taires à la base. »

En longeant cette par­celle dénaturée, nous en venons à la manière dont il a sen­si­ble­ment pris le pli sauvage. « La vue ne sert qu’à con­firmer ce que l’on a déjà perçu, c’est l’odorat le sens pre­mier. Les fougères, par exem­ple, n’ont pas la même odeur la nuit et ces repères olfac­t­ifs sont indis­pens­ables pour se repér­er dans l’obscurité », m’explique-t-il. D’après lui, les chevreuils opèrent de véri­ta­bles cartes d’identité olfac­tives : « Nos modes de vie, notre état de stress et notre humeur jouent sur notre odeur. En forêt, chaque promeneur a une odeur dif­férente : depuis les buis­sons où ils se cachent, les chevreuils savent les repér­er et com­pléter le puz­zle olfac­t­if de chaque indi­vidu au fur et à mesure. » Un réflexe utile pour estimer la dan­gerosité de celui ou celle qui arrive.

Chapitre 4 — S’ensauvager

Prendre goût

On prend vite goût à cette vie reliée et sen­si­ble. Si elle n’a pas les atours du con­fort mod­erne auquel il est si facile de s’habituer, elle offre une richesse de sens qui donne une cer­taine mesure du bon­heur. A côtoy­er autrement l’animal, le végé­tal et le sauvage, on se relie autrement au fil de la vie, on cesse de se sous­traire à la toile du vivant, avec un sen­ti­ment de pléni­tude sans doute plus vaste, intérieure­ment. Il me sem­ble que ce sen­ti­ment d’appartenance va de pair avec une sen­sa­tion d’accomplissement plus robuste qu’une réus­site sociale, qui pousse à acquérir et pos­séder tant de choses qui creusent le fos­sé avec le reste du monde vivant.

Chapitre 6 — Cohabiter

Rêve d’une vie légère

Les médias ne stig­ma­tisent plus comme avant ce type de vie rurale, authen­tique et bucol­ique. Même Lau­rent Dela­housse, sur France 2, dif­fuse main­tenant de longs reportages met­tant en avant la désobéis­sance fer­tile, telle que pro­mue par Jonathan Attias instal­lé en Cor­rèze, à Chasteaux, dans un vil­lage de cabanes joli­ment bap­tisé « le Lavan­dou ». Ce jeune homme, dont je con­nais les actions depuis plusieurs années, a fait le choix de s’y installer il y a deux ans, avec sa femme Car­o­line et ses enfants. Ancien pro­duc­teur audio­vi­suel, il promeut désor­mais cette vie sim­ple où l’accomplissement passe par la cul­ture de la per­ma­nence. Pour Jonathan, l’essentiel est de régénér­er, d’agir en con­science sans atten­dre que les lois ne changent et d’« aggrad­er » (au lieu de dégrad­er) son envi­ron­nement : « En étant gar­di­en de la terre, on s’inclut dans l’écosystème, on ne s’en extrait pas, car notre ingéniosité est mise au ser­vice d’une empreinte vertueuse. » Seul hic, souligné dans le reportage et dans d’autres arti­cles, leur instal­la­tion est dans une zone préservée, ce qui, au niveau local, crée quelques soucis. Comme l’exprime Car­o­line, « il y a des lois qui per­me­t­tent de pol­luer la plu­part des cours d’eau, mais elles ne nous per­me­t­tent pas de con­stru­ire un habi­tat léger sur notre pro­pre ter­rain. Si ces lois ne per­me­t­tent pas à ceux qui le veu­lent de s’extraire de la machine infer­nale pour retrou­ver un mode de vie har­monieux, alors oui, on désobéi­ra ». Et Jonathan d’ajouter à son tour : « Si les lois ne nous per­me­t­tent pas de vivre et de nous inté­gr­er dans la Nature, alors dépas­sons ces lois ; aus­si, n’attendons pas que les lois changent pour chang­er nos vies. Cette vision peut sem­bler rad­i­cale pour certain·e·s ; mais la rad­i­cal­ité nous sem­ble appro­priée dans la mesure où nous voulons juste­ment revenir à la racine des prob­lèmes relat­ifs à nos sociétés et chang­er un sys­tème de lois mor­tifères, pour résoudre une équa­tion visant à péren­nis­er la vie sur Terre. »

Si envis­ager ce mode de vie et cette rad­i­cal­ité n’est pas don­né à tout le monde, une autre ques­tion se pose aus­si : peut-on revenir à l’essentiel en se met­tant à l’écart ? En par­lant avec des col­lec­tifs belges spé­cial­isés dans l’habitat léger, par exem­ple, je réalise qu’un exode urbain mas­sif, dans un pays où la den­sité urbaine est trois fois plus élevée qu’en France, serait com­pliqué et sans doute même peu souhaitable. « En Bel­gique, l’“into the wild” pro­fond dure dix min­utes ! On a besoin de gens qui réex­péri­mentent la vie avec moins de choses pour don­ner envie aux autres, mais il ne faut pas que tout le monde quitte les villes pour aller dans la nature… sinon, elle n’aura plus la même allure ! », souligne Vin­cent Wat­tiez, qui habite dans le légendaire quarti­er auto­con­stru­it de la Baraque, à Lou­vain-la-Neuve.

Vin­cent tra­vaille pour dif­férents col­lec­tifs qui œuvrent à la recon­nais­sance juridique des habi­tats légers : il con­naît par­faite­ment les freins qui enser­rent leur développe­ment et les leviers qui con­tribueraient à leur épanouisse­ment au cœur d’une société en pleine dynamique tran­si­tion­nelle et en recherche d’un retour à des valeurs de sol­i­dar­ité. En Wal­lonie, env­i­ron 20 000 per­son­nes vivent dans ce type d’habitat, pour des raisons var­iées : les gens du voy­age le font depuis tou­jours, puis vien­nent ceux qui s’installent en zones de loisirs et enfin ceux que Vin­cent appelle les « mange-bio », qui font ce choix pour des raisons plus écologiques qu’économiques. Der­rière une bonne dose d’humour belge, le regard de Vin­cent sur ces enjeux m’intéresse parce qu’il est affûté et qu’il a réus­si à créer des ami­tiés poli­tiques et stratégiques entre des publics aux moti­va­tions fort dif­férentes. Con­scients que ce tra­vail d’alliance entre cul­tures prend du temps, Vin­cent et l’ensemble des mem­bres mobil­isés dans ses col­lec­tifs ne per­dent pas le cap de la bas­cule qu’ils veu­lent opér­er pour favoris­er leur alter­na­tive : ils savent que les normes évolu­ent lente­ment et que la plan­i­fi­ca­tion de l’aménagement du ter­ri­toire et l’urbanisation sont des sujets sen­si­bles haute­ment inflam­ma­bles, sur lesquels les ententes doivent se tra­vailler en amont pour espér­er arriv­er à leurs fins. Sachant que ces ententes, évidem­ment, doivent être façon­nées égale­ment en fonc­tion des enjeux liés au reste du vivant… Pas sim­ple.

Bétonisation

Aujourd’hui d’ailleurs, ce sont d’autres pan­neaux qui me font froid dans le dos : les pan­car­tes annonçant la con­struc­tion de lotisse­ments ou les per­mis de con­stru­ire en zones jusque-là préservées me don­nent encore plus la nausée. Quand on sait que l’équivalent d’un départe­ment français dis­paraît sous le béton tous les dix ans et que l’artificialisation des sols pro­gresse d’environ 8,5 % par an, on a de quoi ques­tion­ner la « nature des pro­jets » pro­posés par les amé­nageurs-béton­neurs.

Dans notre quarti­er, les « maisons Yes », « maisons Eglan­tine » ou « Alpha Con­struc­tion » poussent comme jamais. La voi­sine qui élim­ine ses arbres entend bien béton­ner 4 600 m² pour y installer plusieurs maisons, le maire ayant accep­té de pass­er le champ, aupar­a­vant incon­structible, en zone urban­is­able. La ten­sion fon­cière et le coût de la terre en zone péri­ur­baine sont tels que beau­coup vendent leurs ter­rains pour des raisons finan­cières. Ils répon­dent ain­si à une demande crois­sante d’urbains désireux de se met­tre au vert ali­men­tant dès lors le marché du loge­ment neuf, l’aménagement des routes, les grands con­tourne­ments et l’installation de zones com­mer­ciales. Comme le dit très bien, une fois encore, Bap­tiste Mori­zot, « notre époque est mar­quée par l’éco-fragmentation. Le bâti humain, les routes, l’artificialisation des ter­res grig­no­tent de manière expo­nen­tielle les habi­tats des autres formes de vie et les poussent tout con­tre nous. Cela entraîne des con­flits ». Des con­flits et des pandémies, car à bien y penser, la zoonose à l’origine de la Covid-19 est assuré­ment liée à un tel rap­proche­ment. Com­ment faire, dans ces con­di­tions, pour vivre en har­monie ? Com­ment sub­sis­ter sans sci­er la branche de l’arbre de vie sur laque­lle nous sommes assis ? Com­ment cess­er d’abîmer nos liens au reste du vivant ? A ce stade de la réflex­ion, il est impor­tant de ques­tion­ner la notion de « pro­priété » et la manière dont les enjeux ont aujourd’hui besoin d’être reter­ri­to­ri­al­isés. Cette terre sous nos pieds nous est indis­pens­able. Il nous faut la redé­cou­vrir, atter­rir et com­pren­dre que si nous parta­geons tou­jours le même habi­tat (la planète), il nous est néces­saire de révis­er notre façon d’en partager la super­fi­cie. En vérité, nos rela­tions sociales et poli­tiques se trou­vent mod­i­fiées avec un sol qui « devient de façon man­i­feste le catal­y­seur de con­flits, de résis­tances, de réin­vestisse­ments affec­tifs et con­ceptuels dont on peine encore à dessin­er les con­tours ».

L’enjeu de ce « retour à la terre » est bien évidem­ment de ne pas faire marche arrière. C’est parce que nous avons per­du pied, dans une société mon­di­al­isée, avec un cap­i­tal­isme sans ter­ri­toire et une agri­cul­ture hors-sol, qu’il nous faut renouer avec une économie qui remet les pieds sur terre, avec une vision poli­tique qui intè­gre le sol et le non-humain – non comme des entités qui nous sont extérieures et qu’il nous faut pro­téger, mais comme des élé­ments en mesure de s’adapter et de réa­gir (chim­ique­ment, biologique­ment, géologique­ment) à la pres­sion qu’on exerce.

Chapitre 7 — Lutter

Zones à défendre

Aus­si faut-il soulign­er, ici, le rôle des mobil­i­sa­tions citoyennes qui cherchent juste­ment, un peu partout dans le monde, à mieux pro­téger notre envi­ron­nement. Le slo­gan « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » est bien con­nu des mil­i­tants ayant pris l’habitude de défil­er dans la rue lors de march­es pour le cli­mat. Il sonne ter­ri­ble­ment vrai, et pour­tant les ter­mes d’« aya­tol­lah », d’« éco­lo hys­térique » ou d’« amish » fusent encore trop sou­vent aujourd’hui pour qual­i­fi­er les mil­i­tants écol­o­gistes. Si cela prou­ve que leur lutte dérange, cela sig­ni­fie aus­si que nous ne sommes pas au bout de nos peines pour faire enten­dre cette cause.

Nom­breux sont les citoyens qui s’engagent aujourd’hui pour éviter le pire. Dans mon quo­ti­di­en de jour­nal­iste spé­cial­isée sur les ques­tions d’environnement, je reçois fréquem­ment des mes­sages au sujet de mobil­i­sa­tions organ­isées pour faire front à la destruc­tion du vivant : l’été 2021, par exem­ple, a été mar­qué par le pro­jet de vente du site agroé­cologique de Grignon (anci­enne pro­priété d’AgroParisTech) à un pro­mo­teur immo­bili­er et par la destruc­tion des his­toriques jardins d’Aubervilliers, qui seront bien­tôt rem­placés, en par­tie, par des com­plex­es sportifs dédiés aux Jeux olympiques de 2024. Partout en France, des citoyens se mobilisent pour lut­ter con­tre la destruc­tion des espaces naturels et l’artificialisation des sols par cette « arme de destruc­tion mas­sive » qu’est le béton.

Chaque fois, der­rière les mots de ces fins con­nais­seurs du vivant, je sens l’incompréhension et la rage de celles et ceux qui m’envoient leurs mes­sages. Julie Lefeb­vre, qui tra­vaille pour le col­lec­tif Paysages de l’après-pétrole, me détaille ain­si le com­bat qu’elle mène depuis plusieurs années pour préserv­er la forêt de Romainville : « Cette forêt sauvage de 27 ha, con­sti­tuée sur d’anciennes car­rières de gypse, s’est recon­sti­tuée pen­dant cinquante ans. Elle représente un poumon vert excep­tion­nel à 2 km de Paris : les clé­matites et les hou­blons qui s’accrochent aux syco­mores et aux merisiers for­ment une jun­gle au relief escarpé. Ce refuge de la bio­di­ver­sité ordi­naire (insectes, papil­lons, chauves-souris, oiseaux, renards, etc.), qui abrite aus­si quelques espèces remar­quables mais non pro­tégées (cynocéphales gra­cieux, éper­viers, agri­paumes car­diaques) est sans équiv­a­lent en Seine-Saint-Denis et à une telle prox­im­ité de Paris. » Dans cette forêt, la région Ile-de-France veut installer une base de loisirs : à l’automne 2018, elle a défriché 4 ha de forêt et comblé 8 ha de car­rières pour amé­nag­er une île de loisirs inau­gurée au print­emps 2021. Si les mil­i­tants ont longtemps regret­té le manque d’enquêtes publiques et de con­cer­ta­tion, ils ont réus­si à obtenir en défini­tive une médi­a­tion et la pro­tec­tion de 20 ha de forêt.

Vous l’aurez com­pris : ce sont sou­vent les mêmes prob­lé­ma­tiques, les mêmes his­toires, les mêmes rap­ports de force. Et c’est un crève-cœur de voir qu’il est si dif­fi­cile d’arrêter les béton­neuses.

Chapitre 8 — Transmettre

Les enfants des villes et des écrans

Aux enfants aux­quels on demande d’être raisonnables, que l’on somme de se con­former à un cadre qui, avec le temps, les for­mate pour les faire entr­er dans les normes et des boîtes, nous avons pro­posé un monde hors-sol : avec le temps, l’urbanisation, l’éloignement de la vie paysanne, les lieux de l’enfance ont changé. Désor­mais, les enfants des villes sont plus nom­breux que les enfants des champs. Le rap­port au temps n’est plus ponc­tué par le rythme d’une vie passée au grand air, à la ferme. On ne cul­tive plus le temps long et le sens de l’attente. En s’éloignant ain­si du rythme de la vie, nous sommes passés d’une logique qui trans­met et cul­tive pour en nour­rir une qui exploite pour pro­duire. En ville, les enfants n’ont plus le mono­pole de la rue comme il y a encore quelques décen­nies : voitures, vélos, trot­tinettes ren­dent l’espace pub­lic moins pra­tique pour s’amuser dehors. Les parcs de jeux sont conçus sans place pour l’imaginaire, avec des matéri­aux ne craig­nant pas les intem­péries et n’étant pas sus­cep­ti­bles d’être souil­lés d’excréments, comme beau­coup le craig­nent dans les bacs à sable. Nous avons créé des enfants « papi­er bulle » : ain­si, nous limi­tons au max­i­mum les risques de mal­adies, de bobos, de dif­fi­cultés quo­ti­di­ennes.

Des enfants qui n’ont plus la même autonomie qu’avant non plus : en qua­tre généra­tions, le périmètre lais­sé à l’enfant seul est passé de 10 km à 300 m. Les enfants n’habitent plus le monde comme nous l’habitions avant. Et le monde d’avant n’était pas non plus celui que nous côtoyons aujourd’hui. In fine, nous accor­dons moins de con­fi­ance à nos reje­tons, nous ne leur per­me­t­tons plus de s’épanouir comme aupar­a­vant en pareille sit­u­a­tion d’exploration et d’autonomie. Ain­si, ce ne sont peut-être pas tant les enfants qui ont changé que les par­ents, avec leurs peurs et leurs appréhen­sions. Nous, par­ents, sommes sans doute plus atten­tifs à la sécu­rité des corps, mais mesurons-nous vrai­ment ce que cela peut créer au niveau de la sécu­rité psy­chique et affec­tive des enfants ?

Pour la soci­o­logue et for­ma­trice Anne-Louise Nesme, cette recherche de sécu­rité physique est légitime mais ses effets sont délétères : « Com­ment nour­rir un lien d’attachement sans pou­voir vivre d’expériences con­crètes ? » Que nour­rit-on avec nos peurs et nos inter­dits ? Com­ment inté­gr­er son inter­dépen­dance au reste du vivant quand la nature, surtout en ville, est présen­tée comme un espace clos, inter­dit, sale ou dan­gereux ? Alors que l’enfance est une péri­ode clé où se con­stru­isent les fonde­ments du rap­port à soi et au monde, les enfants hors-sol, au périmètre d’exploration réduit, dévelop­pent un lien lim­ité à la nature – mal­gré les doudous ours et lap­ins ! Ultérieure­ment, il sera sans doute com­pliqué de créer à la fois de l’autonomie et du con­cerne­ment. « L’environnement dans lequel un enfant grandit servi­ra de point de référence à la façon dont il sera sen­si­ble à la nature, mètre étalon avec lequel il mesur­era la dégra­da­tion de celle-ci et la qual­ité envi­ron­nemen­tale de son habi­tat au cours de sa vie. Aus­si, si une généra­tion naît et grandit dans un envi­ron­nement dégradé, elle pren­dra cet état de son envi­ron­nement comme une expéri­ence de référence », explique le chercheur Minh-Xuan Truong.

On se rend compte, depuis le début des années 2000, des bien­faits de l’environnement sur la san­té, et de la façon dont nous pou­vons agir sur le syn­drome de manque de nature pour résoudre d’autres maux dans la société. Karine Lou Matignon évoque d’ailleurs l’existence de liens entre la vio­lence sur les ani­maux et la vio­lence vis-à-vis des humains : « Dans cer­tains pays, on observe des col­lab­o­ra­tions entre cer­tains ser­vices (pro­tec­tion ani­male, jus­tice, enfance) dès qu’on a un cas de mal­trai­tance d’enfants dans une famille. On voit alors si le chien n’est pas mal­traité, car sou­vent femmes et enfants bat­tus le sont en même tant que l’animal de com­pag­nie… » Aux Etats-Unis, des pro­grammes en pleine nature ont même été dévelop­pés pour essay­er de canalis­er la vio­lence de cer­tains enfants. « Des nat­u­ral­istes, en 2005, ont lancé cette alerte en expli­quant que préserv­er des espaces de nature pour immerg­er les gamins est cru­cial pour le bien même de la société », ajoute-t-elle. En atten­dant, en France, en 2015, 4 enfants sur 10 ne jouaient jamais à l’extérieur en semaine. Une majorité d’entre eux ne sait pas recon­naître des entités aus­si com­munes qu’un pis­senlit ou un chêne. Leur monde s’est rétré­ci, il s’est enrichi de peurs et d’écrans en s’éloignant des vivants. Quelle lib­erté ont-ils per­du ? De quelle sen­si­bil­ité les privons-nous ? Com­ment leur offrir à nou­veau un envi­ron­nement adap­té à leur rythme et à leur besoin, un espace de rêve et d’émerveillement loin des cadres de vie trop rich­es en stim­uli ? Réponse : en les lais­sant libres de jouer, de rêver et de s’inventer… dehors, tant que pos­si­ble ! Et en se gar­dant de trop inter­venir.

L’en­quête sauvage, La Sala­man­dre, 2022, 256 pages, 20€