Récit

Amoco Cadiz : Il y a 30 ans, le « procès du siècle » pour l’environnement

Le 24 janvier 1992, la cour d’appel de Chicago condamnait définitivement la Standard Oil of Indiana pour la marée noire causée par son navire, l’Amoco Cadiz, en 1978. Une éclatante victoire pour les communes bretonnes victimes de la catastrophe après 14 années de procédure. Et un procès hors-norme qui a définitivement changé le droit en matière de protection de l’environnement.
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Ce 16 mars 1978, ce qui mar­que, c’est le silence de la mer. Les vagues sont recou­vertes, étouf­fées, ren­dues muettes par un lourd pét­role brut. L’odeur est nauséabonde et infeste l’air ambiant sur une cen­taine de kilo­mètres à la ronde. Face à la com­mune de Port­sall, au nord-ouest de Brest, un immense pétroli­er domine l’horizon. En panne de gou­ver­nail, l’Amoco Cadiz est venu se bris­er sur les rochers de Men Goul­ven. En quelques jours, près de 220 000 tonnes de pét­role brut se déversent du ven­tre de la bête de métal et souil­lent les rivages du Fin­istère et des Côtes-du-Nord (qui devien­dront les Côtes‑d’Armor en 1990).

Le naufrage du super­tanker Amo­co Cadiz, le 16 mars 1978 © Archives des inci­dents de la NOAA

Immé­di­ate­ment après la cat­a­stro­phe, les élu·es breton·nes des com­munes et départe­ments con­cernés se mobilisent et enten­dent deman­der répa­ra­tion pour les con­séquences économiques — pêche, ostréi­cul­ture, tourisme, etc., mais aus­si envi­ron­nemen­tales de la marée noire. Con­nu des élus locaux pour son aide dans les dossiers de pol­lu­tion mar­itime de l’Olympic Brav­ery et du Boehlen en 1976, l’avocat Chris­t­ian Hug­lo est appelé le jour même par le maire de Brest pour men­er à bien cette procé­dure judi­ci­aire. « C’est le procès du siè­cle, affirme aujourd’hui l’avocat. Sur le plan inter­na­tion­al on a réus­si un exploit con­tre les Améri­cains. »

© Archives des inci­dents de la NOAA

Un procès hors-norme

Alors que la pop­u­la­tion et l’armée net­toient les plages et ten­tent de sauver les oiseaux mazoutés, Chris­t­ian Hug­lo et son équipe s’activent pour décider de la meilleure stratégie. La déci­sion est prise d’attaquer — directe­ment aux Etats-Unis — l’Amoco Inter­na­tion­al, et sa mai­son-mère la Stan­dard Oil of Indi­ana, toutes deux basées à Chica­go. « Il fal­lait absol­u­ment y aller », se sou­vient l’avocat, alors âgé de 35 ans. Une infor­ma­tion pénale est certes ouverte en France et un juge d’instruction est nom­mé à Brest. Mais les Bre­tons et leur avo­cat craig­nent que la procé­dure ne s’éternise. « On devait s’attendre à 13 ans de procé­dure pénale, avant de s’engager au civ­il pour 13 ans de plus. Cela fai­sait 26 ans au total ! Et il aurait fal­lu faire recon­naître la déci­sion française aux États-Unis donc on pou­vait s’attendre à 40 ans. En allant devant la juri­dic­tion améri­caine, on pou­vait atta­quer directe­ment au civ­il, c’était l’action la plus directe, et on savait ain­si qu’on n’aurait jamais de prob­lème d’exécution de la déci­sion. »

Les obsta­cles à sur­mon­ter sont alors nom­breux ; le pre­mier d’entre eux est financier. « Votre cause est juste mais on vous écrasera sous les dol­lars », lance un des avo­cats améri­cains. La réplique pique au vif les élus bre­tons, au pre­mier rang desquels Alphonse Arzel, maire de Ploudalmézeau — dont fait par­tie Port­sall, et Charles Jos­selin, prési­dent des Côtes-du-Nord. Les 92 com­munes bre­tonnes et deux départe­ments engagés dans la procé­dure obti­en­nent alors des prêts ban­caires et met­tent en place une con­tri­bu­tion excep­tion­nelle, autour de dix francs par an et par habi­tant, pour faire face à la machiner­ie améri­caine. Au total, après 14 ans de procé­dure, les frais de jus­tice s’élèvent à plus de 135 mil­lions de francs.

© Archives des inci­dents de la NOAA

Un autre écueil est à éviter. Il faut absol­u­ment empêch­er que le juge améri­cain ne se déclare incom­pé­tent, notam­ment faute de pou­voir inter­roger les témoins de la cat­a­stro­phe. « On voulait éviter cela, et on a réus­si à assur­er la com­pé­tence du juge améri­cain en faisant venir nos pro­pres témoins au procès » détaille Chris­t­ian Hug­lo. Au fil des ans, les élus bre­tons se ren­dent ain­si à Chica­go, et pour cer­tains pren­nent l’avion pour la pre­mière fois. Alphonse Arzel, prési­dent du syn­di­cat de défense des intérêts bre­tons dans l’affaire, tra­versera 14 fois l’Atlantique.

Responsabilité de la maison-mère pour sa filiale

Pour bien com­pren­dre l’Everest judi­ci­aire que les vic­times doivent sur­mon­ter, il faut rap­pel­er le con­texte d’alors. « Le sys­tème était très négatif pour les vic­times. L’Organisation mar­itime inter­na­tionale (OMI) avait inven­té une con­ven­tion inter­na­tionale qui con­sis­tait à focalis­er la respon­s­abil­ité sur le pro­prié­taire, au nom duquel le navire est imma­triculé » rap­pelle Chris­t­ian Hug­lo. Mais grâce au tour de passe-passe des pavil­lons de com­plai­sance — qui con­siste à s’im­ma­triculer dans des pays aux lég­is­la­tions et aux régle­men­ta­tions plus légères -, l’opérateur économique et don­neur d’ordre deve­nait hors d’atteinte. « C’était le cas de l’Amoco. Il y avait une plaque de cuiv­re au Liberia. Si vous pour­suiv­ez une per­son­ne qui n’a qu’une plaque de cuiv­re, vous n’avez aucune chance d’obtenir grand-chose. »

L’un des tours de force du procès sera de faire recon­naître la respon­s­abil­ité de la mai­son-mère pour ses fil­iales. « On a décou­vert que les plans de l’Amoco Cadiz avaient été conçus au siège de la Stan­dard Oil of Indi­ana, à Chica­go. On a aus­si demandé à la par­tie adverse, l’ensemble des bor­dereaux d’achats des pro­duits hydrauliques du navire et on a décou­vert que le navire en avait une con­som­ma­tion anor­male. Il con­som­mait autant d’huile que si une 2 CV en util­i­sait 20 litres par jour ! On a ain­si révélé la respon­s­abil­ité de la mai­son-mère et les défauts de con­cep­tion et d’entretien du navire » résume Chris­t­ian Hug­lo.

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Le 24 jan­vi­er 1992, la Cour fédérale de Chica­go stat­ue défini­tive­ment. La Stan­dard Oil est con­damnée à vers­er plus d’un mil­liard de francs à l’État et plus de 220 mil­lions aux Bre­tons, soit au total près de 200 mil­lions d’euros. Le 25 avril, la com­pag­nie renonce à faire appel et se résigne à rem­bours­er les vic­times de la cat­a­stro­phe.

Changer le droit

Pour Juli­ette Schramm, juriste en droit mar­itime à Brest, une des grandes vic­toires aura bien été d’engager la respon­s­abil­ité des arma­teurs : « Ces pavil­lons de com­plai­sance, qui se car­ac­térisent par des con­di­tions de sécu­rité allégées, sont une vraie cat­a­stro­phe pour la sécu­rité mar­itime et pour l’environnement : ils peu­vent per­me­t­tre à des qua­si-épaves de nav­iguer. Pou­voir engager la respon­s­abil­ité de l’armateur, qui choisit ce pavil­lon et qui engage ce trans­port mar­itime, a été une avancée majeure ». Pour une société comme Amo­co, c’est bien sim­ple : « ça finit dans un bilan coût/avantage », com­plète Chris­t­ian Hug­lo. « Elle doit se pos­er la ques­tion : Est-ce que j’ai intérêt à utilis­er des bateaux pour­ris, ou est-ce que j’ai intérêt à con­fi­er le traf­ic à quelqu’un d’autre ? »

En France, une loi découle égale­ment de l’affaire de l’Amoco Cadiz. Votée en 1995, celle-ci entérine la respon­s­abil­ité pénale des per­son­nes morales (société, col­lec­tiv­ité, asso­ci­a­tion) en matière d’environnement. Un vrai boule­verse­ment pour Brieuc ar Roc’h, juriste à l’association écol­o­giste Eau et riv­ières de Bre­tagne. « Suite à l’Amoco Cadiz, la logique a été de dire qu’en matière envi­ron­nemen­tale, il y a des vic­times. Pre­mier scoop. Et, comme n’importe quelle vic­time, elles peu­vent deman­der répa­ra­tion. » Pour juger de la respon­s­abil­ité de ces per­son­nes morales, il a donc été mis en place une lég­is­la­tion qui lui con­fère des devoirs. « Par exem­ple, l’exploitant d’une usine devient respon­s­able de l’entretien de son instal­la­tion. Et s’il y a dom­mage à l’environnement dû à un défaut d’entretien, il devient respon­s­able. »

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C’est grâce à cette respon­s­abil­ité pénale des per­son­nes morales en matière d’en­vi­ron­nement que de nom­breux procès pour pol­lu­tion ont ain­si pu être rem­portés depuis par des asso­ci­a­tions comme Eau et riv­ières. Comme celui inten­té au géant Lac­tal­is, après la pol­lu­tion de la riv­ière de la Seiche (Ille-et-Vilaine) par l’une de ses fil­iales en 2017.  « On est au cœur de l’été 2017, il y a un pro­to­type expéri­men­tal pas tout à fait bor­dé, on a du per­son­nel absent, mais on veut que ça tourne, et là, erreur humaine et ça part dans la riv­ière, détaille Brieuc ar Roc’h. On va pas aller chercher la respon­s­abil­ité du pau­vre salarié ou de l’intérimaire, pour la mort de 30 tonnes de pois­son, mais celle de l’entreprise, de la per­son­ne morale. »

Et qu’importent les dol­lars en poche. Le procès de l’Amoco Cadiz l’a prou­vé : les pol­lueurs doivent aus­si ren­dre des comptes devant la jus­tice.