Décryptage

L’environnement, victime silencieuse de la guerre à Gaza

Pollution des sols, sources d’eau contaminées, champs dévastés. En plus du lourd bilan humain, le préjudice écologique subi par les habitants de Gaza est immense. Des observateurs soulignent la nécessité de criminaliser la destruction de l’environnement à des fins militaires.
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«Tout sim­ple­ment inhab­it­able.» Ce sont les mots employés par Mar­tin Grif­fith, chef des affaires human­i­taires de l’ONU, pour décrire Gaza. Une déc­la­ra­tion faite le 5 jan­vi­er 2024 en référence à la famine qui plane sur l’enclave ; mais aus­si la destruc­tion général­isée de son envi­ron­nement et des ressources naturelles – eau, sol et végé­ta­tion – qui impacteront la pop­u­la­tion pen­dant des décen­nies.

Décombres toxiques

Depuis le début de la guerre le 7 octo­bre 2023, déclenchée par les mas­sacres du Hamas, Gaza est noyée sous un déluge d’acier, d’explosifs et de métaux lourds. Plus de 45 000 bombes s’y sont abattues au cours des trois pre­miers mois du con­flit, soit 21 bom­barde­ments par heure en moyenne.

Un déluge qui a déjà fait plus de 35 000 vic­times dans l’enclave et généré 37 mil­lions de tonnes de gra­vats, gorgés de pro­duits chim­iques, de métaux lourds et de cen­taines de mil­liers de tonnes d’amiante — un pro­duit très can­cérigène.

C’est plus que les débris générés par l’invasion russe de l’Ukraine, ou par les bom­barde­ments mas­sifs sur Alep (Syrie) entre 2012 et 2016. Cinq fois plus qu’à Mossoul, rav­agée en 2017 par les bom­barde­ments de la coali­tion con­tre l’Etat Islamique.

Les déblay­er pren­dra au moins 14 ans selon les Nations unies, et il fau­dra pass­er les sites au peigne fin pour démin­er les restes d’explosifs et de muni­tions. Une tâche titanesque qui coutera des mil­lions, comme à Mossoul, ou la toute pre­mière phase de net­toy­age a couté 100 mil­lions de dol­lars et des quartiers entiers restent à démin­er, sept ans après la libéra­tion de la ville.

Des Palestinien·nes au milieu des destruc­tions, dans le quarti­er d’Ez-Zeitoun dans le sud de la ville de Gaza. © Dawoud Abo Alkas/Anadolu/AFP

En atten­dant, ces gra­vats con­tin­ueront à pol­luer l’air et le sol de l’enclave, avec de lourds impacts sur la san­té des habi­tants – à com­mencer par le risque posé par les restes d’explosifs.

Plus insi­dieuse, la con­t­a­m­i­na­tion général­isée l’environnement aux métaux lourds suite aux bom­barde­ments est asso­ciée à une inci­dence accrue de mal­for­ma­tions, d’accouchements pré­maturés, de mal­adies res­pi­ra­toires, de can­cers mais aus­si de résis­tance aux antibi­o­tiques. Des plaies déjà bien con­nues en Syrie et en Iraq, tristes vic­times de bom­barde­ments récents.

Une pollution massive et durable

À l’impact des bom­barde­ments s’ajoute celui de la destruc­tion des infra­struc­tures vitales. Selon une enquête récente de la BBC, plus de la moitié des points d’approvisionnement en eau — sta­tions de désalin­i­sa­tion, citernes et for­ages – ont été endom­magés ou détru­its, ain­si que qua­tre des six sta­tions d’épuration que compte l’enclave. Les deux sta­tions restantes sont à l’arrêt, faute de car­bu­rant.

Depuis les pre­mières semaines de la guerre, les Gaza­ouis vivent donc avec moins de trois litres d’eau par jour pour boire, se douch­er et cuisin­er. La plu­part con­som­ment de l’eau saumâtre et pol­luée, puisée directe­ment dans les nappes.

Des Palestinien·nes atten­dent pour rem­plir des jer­ri­canes d’eau à Gaza, en févri­er 2024. © Omar Qattaa/Anadolu/AFP

«Tout ceci a un impact direct sur la san­té publique parce que les gens n’ont plus accès a l’eau, mais aus­si sur l’environnement», explique Wim Zwi­j­nen­burg, de l’ONG néer­landaise PAX, qui doc­u­mente depuis des années l’impact envi­ron­nemen­tal des con­flits en Syrie, en Irak ou encore en Ukraine. Les eaux non traitées s’infiltrent dans le sol, les égouts se vident directe­ment dans la mer et dans les rues.»

Sans compter les déchets pro­duits au quo­ti­di­en par les 2,2 mil­lions d’habitant·es de Gaza, qui s’entassent dans des décharges sauvages faute de pou­voir accéder aux deux décharges offi­cielles. «Nous avons iden­ti­fié au moins 170 sites de dépôts de déchets qui posent des risques pour la san­té de la pop­u­la­tion, mais aus­si des risques envi­ron­nemen­taux a plus long terme puisqu’ils pour­raient per­col­er dans les nappes phréa­tiques», ajoute Zwi­j­nen­burg.

Des sols menacés

En jan­vi­er, l’armée israéli­enne a recon­nu avoir inondé cer­tains tun­nels creusés par le Hamas sous l’enclave en y injec­tant de l’eau de mer sous pres­sion. Une stratégie vive­ment cri­tiquée par des experts, qui craig­nent que les aquifères d’eau douce et les sols soient salin­isés.

Ce n’est pas la pre­mière fois que Tsa­hal prend le risque de dégrad­er l’environnement de la zone sous cou­vert d’objectifs mil­i­taires. L’agriculture gaza­ouie en a déjà fait les frais – d’abord via l’épandage d’herbicides sur les par­celles agri­coles joux­tant le mur de sépa­ra­tion avec Israël, pra­tiques pour lesquelles Tsa­hal a été pour­suive en jus­tice plusieurs fois avant les atten­tats du 7 octo­bre.

Or, depuis le début de la guerre, on assiste à la destruc­tion de plus en plus décom­plexée des ressources agri­coles de l’enclave.

Selon l’ONG Foren­sic Archi­tec­ture, qui n’hésite pas à par­ler d’un «éco­cide» – ce terme désigne les graves atteintes portées aux écosys­tèmes, pou­vant aboutir à leur destruc­tion –, 40% des ter­res arables de l’enclave ont été détru­ites ou durable­ment endom­magées par l’offensive israéli­enne. Plus de 2000 ser­res et fer­mes sur les 7 500 que comp­tait Gaza ont été détru­ites et près de la moitié des arbres, prin­ci­pale­ment des oliviers et arbres fruitiers, ont été abat­tus.

La nature a changé de vis­age et il fau­dra des années pour que la végé­ta­tion repousse dans cette zone déjà très vul­nérable au change­ment cli­ma­tique. «Les ter­res agri­coles sont une source impor­tante d’espaces verts, surtout à Gaza, souligne Zwi­j­nen­burg. Il y a de plus en plus de zones sèch­es, qui sont plus vul­nérables à l’érosion et aux tem­pêtes de sable.»

Que dit le droit international ?

La destruc­tion sys­té­ma­tique de l’environnement n’a rien de spé­ci­fique à Gaza. Dans les con­flits en cours sur la planète, la nature est régulière­ment prise pour cible afin d’atteindre les pop­u­la­tions civiles. En Syrie, au Soudan ou en Ukraine, les bel­ligérants ne rechig­nent pas à saccager des forêts, provo­quer des marées noires ou détru­ire des bar­rages, comme celui de Kakhov­ka en Ukraine.

Si le droit inter­na­tion­al pro­hibe de vis­er des infra­struc­tures civiles, comme les réseaux d’eau ou les cen­trales élec­triques, il pro­tège mal l’environnement en tant que tel.

«Le droit inter­na­tion­al inter­dit aux bel­ligérants de provo­quer des dégâts envi­ron­nemen­taux qui auraient des effets éten­dus, durables ou graves», explique Zwi­j­nen­burg. Mais sans déf­i­ni­tion stricte de ces trois critères, il est dif­fi­cile de faire appli­quer le droit. «Les États ont encore beau­coup de marge pour nuire à l’environnement dans le cadre de leurs opéra­tions mil­i­taires», ajoute Zwi­j­nen­burg, qui rap­pelle qu’aucune instance juridique inter­na­tionale n’a con­damné d’état pour ces vio­la­tions.

Depuis des années, des ONG se mobilisent pour une meilleure pro­tec­tion de l’environnement en temps de guerre. «Des organ­i­sa­tions envi­ron­nemen­tales et cer­tains États poussent pour faire inscrire le crime d’écocide au Statut de Rome, qui définit les crimes inter­na­tionaux sur lesquels la Cour Pénale Inter­na­tionale est com­pé­tente», com­plète Zwi­jneb­urg. Le cas échéant, des respon­s­ables poli­tiques pour­raient être jugés pour des actes visant à détru­ire les écosys­tèmes par des moyens mil­i­taires.

Autre sujet dans leur viseur : les émis­sions de gaz à effet de serre liées aux armées, respon­s­able de 5,5% des émis­sions mon­di­ales – soit celles de l’aviation et le fret réu­nies.

Ces émis­sions, sou­vent tenues secrètes par les États, s’avèrent colos­sales : plus de 281 000 tonnes de CO2 émis­es en deux mois par la guerre à Gaza, dont 99% seraient attribuables à l’armée israéli­enne.

C’est plus que les émis­sions com­binées de 20 des pays les plus vul­nérables au change­ment cli­ma­tique. Pour­tant, elles ne seront prob­a­ble­ment pas imputées à Israël – ni à ceux qui l’approvisionnent en armes extrême­ment pol­lu­antes.