Entretien

«Une pensée techno-fasciste» : les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet racontent les dérives des milliardaires trumpistes

Apocalypse no. Dans leur livre «Apocalypse nerds : comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir», les deux journalistes racontent les obsessions des milliardaires de la tech, entre conquête de l’espace, vie éternelle et abolition de la démocratie. Des idées radicales qui ont leurs entrées à la Maison-Blanche depuis le retour au pouvoir de Donald Trump.
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Quelque chose a changé entre les deux mandats de Donald Trump. Depuis son retour à la tête des États-Unis en 2025, de nouvelles têtes se pressent à ses côtés… ou dans son ombre. Ils s’appellent Elon Musk, Mark Zuckerberg, Sam Altman, Peter Thiel et dirigent Tesla, Meta, OpenAI ou Palantir.

Dans leur livre Apocalypse nerds : comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir (2025, Éditions divergences), les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet racontent les fantasmes des seigneurs de la tech. Ces derniers rêvent d’un nouveau monde autoritaire, assujetti aux lois du marché et à la technologie, et de vie éternelle, de conquête de la galaxie.

Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet se sont intéressé·es aux «apocalypse nerds». © Teresa Suarez/Divergences

Des idéologies marginales il y a encore quelques années, qui parviennent désormais à l’oreille du pouvoir américain, en la personne de son vice-président J.D. Vance – un ex-disciple de ces rois des nouvelles technologies.

Vous écrivez que «les techno-fascistes ont pris le pouvoir». Qu’est-ce qui a changé entre le premier et le second mandat de Donald Trump ?

Olivier Tesquet. On est dans une vision du pouvoir beaucoup plus élitiste. Ce n’est plus du tout le national-populisme du premier mandat de Trump, avec le petit peuple qui prend le Capitole, le 6 janvier 2021, pour contester le résultat d’une élection qu’on lui aurait volée. Le deuxième mandat de Trump, c’est l’irruption d’une pensée techno-fasciste avec une surreprésentation des patrons de la tech. On retrouve chez eux plusieurs invariants des fascismes historiques comme leur obsession de la natalité et l’idée que le monde de demain doit être façonné et peuplé par des hommes blancs – c’est ce qu’ils écrivent.

Qu’est-ce qui rassemble ces personnalités que vous désignez aussi comme des «apocalypse nerds», des sortes d’obsessionnels de l’apocalypse ?

Nastasia Hadjadji. Ce sont de grands patrons, des ingénieurs et des financiers qui professent que la société serait mieux orchestrée si elle l’était selon les règles de l’entreprise. Ils anticipent la fin des démocraties libérales. Par exemple, Curtis Yarvin (l’idéologue gourou du trumpisme) compare la démocratie à un programme informatique périmé et obsolète.

Olivier Tesquet. Ils ont une croyance absolument aveugle dans le pouvoir de la technologie. Pour eux, elle résoudra tous les problèmes et, si l’on continue d’abîmer le monde, c’est au nom de cette technologie qui nous sauvera tous. Ils croient au pouvoir libérateur de la technologie… mais qui ne serait pas libérateur pour tout le monde.

Quel est le monde dont ils rêvent et qu’ils veulent faire advenir ?

Nastasia Hadjadji. Ces gens-là croient en des principes quasi aristocratiques où une pseudo-élite cognitive aurait la légitimité de tenir les rênes du pouvoir et de l’exercer sur la majorité. Ils sont proprement réactionnaires dans ce sens-là. D’ailleurs, Curtis Yarvin fait l’apologie de la monarchie mixée à une forme entrepreneuriale.

Vous donnez dans le livre quelques exemples de la forme que prend ce pouvoir techno-fasciste. Pouvez-vous en développer quelques-uns ?

Nastasia Hadjadji. Il y a un mouvement qui consiste à créer des microsociétés privées dans des pays. C’est le cas de «Prospera», sur l’île de Roatan au Honduras, qui a été déclarée «zone économique spéciale» [c’est-à-dire qu’elle jouit d’une certaine autonomie vis-à-vis du gouvernement local, NDLR]. Une petite colonie libertarienne s’y est installée et laisse libre cours à toutes formes d’expérimentations : si vous voulez faire des traitements interdits [comme vous faire implanter des aimants au bout des doigts ou participer à des essais de thérapie génique pour vivre plus longtemps, NDLR], il faut aller là-bas. En dépit de son caractère très nuisible, Prospera est de l’ordre du folklore : en termes d’échelle, c’est tout petit.

Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, «Apocalypse nerds», Éditions divergences, septembre 2025, 200 pages, 17 euros

Aux États-Unis, il y a un gros lobbying de la part de tous ces idéologues. Et cela semble avoir plus d’effets : Donald Trump a annoncé qu’il instituerait sur le territoire américain des «freedom cities» – des villes supposément libres. Il s’agirait vraiment de régimes d’exception : des micro-zones économiques spéciales sur le territoire fédéral.

Il y a aussi la ville privée qu’Elon Musk bâtit au Texas. On a là encore un exemple d’annexion territoriale et d’injustice fiscale, puisqu’il préempte les ressources de la zone et l’électricité. À terme, il entend même édifier sa propre centrale nucléaire.

Un personnage revient souvent dans votre livre : Peter Thiel. Pourquoi a-t-il une place centrale ?

Olivier Tesquet. Peter Thiel [co-fondateur de Paypal et de Palantir, proche de Donald Trump et ancien mentor de J.D. Vance, NDLR] est moins riche qu’un certain nombre de milliardaires plus connus de la Silicon Valley, mais on postule qu’il est plus influent. C’est quelqu’un qui explique depuis plus de dix ans que «la démocratie et la liberté ne sont plus compatibles». Il s’est allié à Trump dès 2016 et ses investissements ont toujours épousé sa vision du monde. Quand il cofonde Paypal, c’est une première tentative de faire sécession du système monétaire international.

Peter Thiel en 2022 à Phoenix (Arizona). © Gage Skidmore/Flickr

Ensuite, quand il cofonde Palantir, c’est pour réaliser un rêve de privatisation des fonctions régaliennes de l’État. Ce qu’il arrive à faire aujourd’hui, notamment avec l’ICE, la police de l’immigration de Trump. Elle est perfusée aux technologies de Palantir pour automatiser la traque des migrants, avec du profilage algorithmique. C’est une incarnation, en actes, de ce techno-fascisme.

Nastasia Hadjadji. Il est aussi transhumaniste. Il veut se dépasser à de multiples niveaux : cognitif, corporel ou terrestre. Thiel investit dans des start-up pour la fertilité, et pour congeler son cerveau afin qu’il puisse être téléchargé dans un ordinateur. Il a aussi réservé son cercueil pour se faire cryogéniser… C’est un personnage assez saisissant dans cette galaxie.

Est-ce que la crise climatique est prise en compte dans leur projet ?

Nastasia Hadjadji. Non, parce qu’ils considèrent qu’ils vont inventer les outils pour permettre de la résoudre. De façon presque cynique, dans cette idéologie transhumaniste il y a toute une branche philosophique qui s’appelle le long-termisme et qui traite de la destinée de l’humanité dans un futur très lointain, en dehors de la Terre. Pour les gens qui réfléchissent comme ça, il est plus important de maximiser ce futur lointain que de considérer les problèmes du présent comme l’accélération des dérèglements climatiques, l’épuisement des ressources énergétiques…

A-t-on des échos de cela en France ?

Olivier Tesquet. Je vois aujourd’hui deux véhicules de la pensée technofasciste. Dans le champ économique, il y a Pierre-Édouard Stérin, qui est un peu un sous-Peter Thiel français et qui conçoit son investissement dans la politique exactement comme il conçoit ses investissements dans le business. Il y a un vrai cousinage. Stérin finance une constellation d’organisations, de cercles de réflexion ou d’instituts de formation dans l’espoir de faire émerger des personnalités politiques qui pourront se présenter à des échéances électorales dans les dix ou quinze ans qui viennent.

Dans le champ politique, il y a Sarah Knafo [eurodéputée et vice-présidente de Reconquête, le parti d’Éric Zemmour, NDLR]. Elle imite ce que l’on voit aux États-Unis. Elle va sur les plateaux de télé avec des graphiques, comme Elon Musk, ce qui a des effets politiques.

Comment faire pour y résister ?

Nastasia Hadjadji. Il faut rendre sa matérialité au secteur de la tech et observer ce que ces techno-fascistes nous lèguent : des infrastructures numériques et des data centers de plus en plus nombreux, qui consommeront une énergie que nous payerons plus cher. Généralement, les prix d’électricité augmentent pour les particuliers lorsqu’un data center est installé.

Il faut articuler tout ça avec les collectifs comme La Quadrature du net, qui lutte sur la question des libertés numériques. Et aussi avec le mouvement écologiste radical, comme Les Soulèvements de la terre. Ils essaient d’intégrer une réflexion sur la question des infrastructures numériques et ont ouvert la voie de la résistance… malgré la répression terrible qui s’est abattue sur eux.

L’une des leçons du moment politique présent, c’est à quel point progrès social et progrès technologique sont décorrélés. On voit bien que seule une minorité d’acteurs s’enrichit et que les inégalités explosent pour les autres.

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