Des éclairs déchirent le ciel au-dessus de la province de Soueida, dans le sud de la Syrie, en ce dimanche 7 décembre. Le tonnerre gronde au loin. Entre le village de Qanawat et la ville de Soueida, capitale de la province éponyme, d’imposants blocs de pierre se dressent au milieu d’un paysage dénudé. Il y a plusieurs années, une importante forêt de chênes se trouvait ici.
«La forêt était le poumon vert de Soueida : les gens y venaient se promener et passer du temps en famille», explique Issam Nasr, artiste plasticien et activiste environnemental, une pointe de nostalgie dans la voix. Les conflits armés, la déforestation et le changement climatique ont fait disparaître les chênes de cette réserve. Sur le site se trouve le bâtiment de la Direction des forêts de Soueida, encerclé par une ancienne caserne militaire de l’armée de Bachar al-Assad. Une réminiscence de l’ancien régime tombé le 8 décembre 2024, après 54 ans de dictature.

Le règne des Assad a commencé en 1971 avec Hafez al-Assad. À sa mort en 2000, son fils Bachar lui a succédé et a pris le pouvoir. En 2011, dans la foulée des Printemps arabes, les Syrien·nes ont débuté une révolution pacifique contre le régime de Bachar al-Assad, réclamant une vie plus digne. Celle-ci a été réprimée dans un bain de sang et se sont ensuivies quatorze années d’un conflit sanglant qui a fait des millions de réfugié·es et de déplacé·es, de mort·es et de disparu·es.
Pauvreté et insécurité alimentaire
Le 8 décembre 2024, à la suite d’une offensive éclair menée par des groupes rebelles avec à leur tête l’organisation islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC), Bachar al-Assad a fui la Syrie. Ahmed al-Charaa, qui commandait HTC, a pris les rênes du pouvoir et s’est autoproclamé président.
En ce dimanche de décembre, dans l’un des bureaux de la Direction des forêts de Soueida, quelques hommes boivent du thé et fument des cigarettes. Salam Zarifa est garde forestier depuis près de vingt ans. Il a vu disparaître la forêt. Au début de la révolution pacifique contre le régime de Bachar al-Assad, «en 2011, les gardes forestiers avaient encore les moyens d’agir et d’imposer des amendes. Mais quand le conflit s’est intensifié, les coupes d’arbres des groupes armés et des habitants pour se chauffer sont devenues de plus en plus fréquentes. Aujourd’hui, 90% de la forêt a disparu», raconte-t-il.
Dans ce pays, l’environnement est devenu un champ de bataille social, où la dégradation des ressources accentue les inégalités, où neuf habitant·es sur dix sont plongé·es dans la pauvreté et l’insécurité alimentaire, selon les Nations unies. Les déplacé·es, les habitant·es des zones rurales délaissées et les minorités sont les premier·es exposé·es aux crises environnementales. Selon les dernières observations de l’ONG PAX, réalisées au printemps 2025 dans le nord-est, à Lattaquié, Idlib, Raqqa, Damas ou encore Soueida, l’accès à l’eau, la prolifération des déchets et la disparition des forêts sont les principales problématiques. Toujours selon PAX, près de 40% de la couverture forestière a disparu. Dans un pays historiquement agricole, 75% des cultures sont aujourd’hui compromises. Sans compter que la Syrie fait toujours face à de nombreuses violences.
Les habitants et leur terre marqués par les violences
Après avoir été marquée par quatorze années de conflit, la province de Soueida a de nouveau subi des attaques et des bombardements en juillet dernier. Alors que beaucoup d’habitant·es de la région pensaient avoir vécu le pire, des combats ont éclaté entre tribus bédouines et combattants druzes. Ils ont été exacerbés par l’intervention du gouvernement syrien et par les frappes aériennes israéliennes dans la région et à Damas.

«Alors que les autorités affirmaient que le déploiement visait à rétablir l’ordre, des habitants ont signalé des pillages, des incendies de maisons, des abus à caractère sectaire et des exécutions sommaires, y compris de femmes et d’enfants. Des groupes armés bédouins et des milices druzes ont également été impliqués dans de graves exactions», relève Human Rights Watch. Résultat : plus de 1 700 morts. Après avoir vécu un siège total, Soueida voit arriver de l’aide humanitaire au compte-gouttes, mais la situation reste fragile. Des villages sont toujours occupés et plus de 187 000 personnes ont été déplacées en raison des violences, selon l’International Medical Corps. La vie reprend, mais les habitant·es restent marqué·es – comme leur terre.
À Qanawat, là où se trouvait la forêt, des familles déplacées ont trouvé refuge dans les anciens logements de l’armée d’Assad. Au milieu du paysage désolé, certain·es activistes essaient de faire pousser la vie. «La question environnementale est tout aussi importante que l’aide humanitaire. Après les événements de juillet, nous cherchions à faire quelque chose qui nous redonne le sentiment de vivre. Nous avons eu l’idée de marcher – puisqu’il n’y a plus de carburant ni de transport – et, en même temps, de faire quelque chose d’utile comme planter et enrichir la nature…», confie Issam Nasr, l’artiste plasticien et activiste environnemental, également porte-parole de ce projet. Depuis juillet, des dizaines de participant·es ont planté une trentaine d’arbres.
Pioche en main, le quadragénaire s’agenouille et creuse la terre. Il y dépose une graine d’amande ramassée à quelques kilomètres de là. «Nous essayons de planter exclusivement les essences locales : du pistachier, du chêne, de l’amandier sauvage et du poirier sauvage. Nous voulons replanter les essences qui existaient ici», insiste l’activiste.

Dans un café au centre de la ville de Soueida, Shadi Karqout allume une cigarette. L’agronome de 51 ans travaille depuis les années 2000 dans l’agriculture de la région. Il a vu de nombreux projets de reforestation échouer. «Certains servent surtout à nourrir les egos de ceux qui les font et ne sont pas toujours bien réfléchis : il faut utiliser des plantes locales et avoir la connaissance scientifique nécessaire», tance-t-il. La perte du couvert forestier est un drame, appuie-t-il, car elle entraîne la disparition de la biodiversité dont bénéficie la région. «J’ai récupéré plusieurs essences menacées, comme le chêne… Je les garde sur ma terre et je les fais pousser, ajoute-t-il. Nous essayons de les multiplier afin de les distribuer à ceux qui le souhaitent.»
Restaurer la dignité
Comme à Soueida, diverses initiatives se déroulent à travers le pays pour restaurer l’environnement, redonner accès à la terre, à l’eau, à l’électricité… et à la dignité. À Sahnaya, dans la périphérie de la capitale Damas, et sur la côte méditerranéenne à Tartous, un projet agricole a vu le jour : Les Champs de la solidarité. Son fondateur, Suleiman Dakouk, surnommé Kastro, avait déjà planté ses graines de résistance en Grèce, lorsqu’il y vivait en exil. Là-bas, avec d’autres réfugié·es, il avait participé à la création d’une ferme coopérative. Dès la chute du régime, Kastro est revenu sur sa terre natale pour redonner aux Syrien·nes la capacité de produire leur nourriture, loin de la dépendance et de «l’humiliation de l’aide humanitaire». Des jeunes et des familles participent au projet, certain·es vivant dans les anciennes casernes militaires du régime. «Ce symbole de la guerre est devenu un foyer sûr et productif pour les familles dans le besoin», explique Kastro.
Cette région a également subi les violences de l’ère post-Assad. En mars, plus de 1 400 Alaouites, majoritairement des civils, ont été massacré·es sur la côte. Selon Human Rights Watch, ces crimes ont été commis selon «des critères identitaires visant principalement les Alaouites, communauté perçue comme loyale au précédent gouvernement de Bachar al-Assad». Ces violences ont été déclenchées par des opérations militaires lancées par des hommes identifiés comme fidèles au régime de Bachar al-Assad. Les forces gouvernementales y ont répondu en organisant à leur tour des opérations militaires qui ont conduit à des abus documentés par de nombreuses ONG : exécutions sommaires, destruction délibérée de biens, exactions à l’encontre de détenu·es.
«Nous voyons aussi l’environnement comme un sujet qui unit les gens au-delà de la politique, de la géographie et de l’identité», affirme Mudar Haj Hussein, habitant de la côte et activiste environnemental. À 80 kilomètres de Tartous, à Lattakié, ce dernier a créé en 2025 EcoEcho, une association qui mène des actions en matière d’environnement. «La crise environnementale fait partie intégrante de celle sociale et humanitaire», insiste-t-il. Des années de guerre, de déplacements et de crise économique ont laissé une population déconnectée de sa terre. Pour l’activiste, la reconstruction de la Syrie passe par la reconnexion des habitant·es à leur environnement.
Réparer les injustices
La chercheuse syrienne Lina Ghoutouk partage ce point de vue. Elle travaille dans les zones rurales syriennes sur des projets environnementaux. «Pour ceux qui vivent dans les zones les plus touchées par les conflits armés, la guerre et le changement climatique, cette justice environnementale fait partie de leur quotidien. C’est aussi préparer un avenir plus serein en luttant contre les inégalités, pour éviter les conflits comme par le passé», explique-t-elle. Pour cause : la sécheresse était un des facteurs déclencheurs des manifestations de 2011 en Syrie. Un environnement sain et des ressources naturelles accessibles font partie du processus de justice transitionnelle, souligne la chercheuse : pour la santé des habitant·es, pour le bien-être social et économique, pour la paix.

Pour Mudar Haj Hussein, à Lattakié ou ailleurs en Syrie, les terres, les ressources en eau et les forêts portent la mémoire du conflit : «Je pense que la restauration de l’environnement peut jouer un rôle dans la réconciliation. Quand les communautés se rassemblent pour nettoyer et planter, elles renforcent la confiance et un sentiment commun d’appartenance.» Pour les activistes sur le terrain, réparer l’environnement fait partie de la guérison du traumatisme collectif.
À Soueida, malgré le siège et les pénuries, les habitant·es s’organisent pour se nourrir et regagner une forme de souveraineté alimentaire. Sur le site de l’ancienne base militaire, la pluie arrose les nouvelles plantations. Issam Nasr met en terre une dernière graine et pense au futur : «Nous voulons continuer à travailler sur l’environnement. C’est un rêve, une ambition.» Mais toutes et tous le savent : la terre comme ses habitant·es ne retrouveront leur dignité que dans une Syrie apaisée.