Reportage

«Parler à mon père, c’est du stress» : en Normandie, un groupe de parole entre agricultrices face au sexisme dans leur travail

Agricole erre. Des éleveuses, maraîchères et arboricultrices installées en Normandie ont participé à un groupe de parole entre femmes, mi-novembre. Le but : mettre en avant la place de leur travail dans les fermes et transformer ce secteur, encore inégalitaire, de l’intérieur. Vert les a rencontrées.
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Huit femmes se garent l’une après l’autre au bout d’un chemin, à Beuzevillette, commune rurale de Seine-Maritime. C’est ici, à 40 kilomètres du Havre, qu’habite Amaëlle Le Barbé, éleveuse de chèvres alpines. C’est aussi là qu’elle travaille : sa chèvrerie, son local de transformation et sa boutique sont installés derrière sa maison. Le lieu de rendez-vous est à l’image du thème des échanges du jour dans ce groupe de parole entre agricultrices : mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle.

Amaëlle Le Barbé (à gauche) et Justine Duchemin (à droite) sont toutes les deux agricultrices et mères de plusieurs enfants. © Pia Carron/Vert

Julie est la première à arriver, et la plus jeune. À 23 ans, la Normande a fait la connaissance d’Amaëlle Le Barbé via un autre groupe d’échange, entre éleveur·ses de caprins, elle qui s’occupe des chèvres sur la ferme de ses parents dans l’Eure. C’est pour son projet d’installation en tant qu’éleveuse laitière indépendante qu’elle a décidé de rejoindre ce groupe «où l’on peut parler entre femmes, mais surtout en tant qu’agricultrices», souligne-t-elle.

«S’outiller sur des situations du quotidien»

Les agricultrices affrontent le fait d’être des femmes dans la société, et le fait d’être des femmes dans un métier où les inégalités de genre sont très fortes. En 2019, les hommes représentaient les trois quarts des chef·fes d’exploitation, d’après les chiffres de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques). Et les agricultrices gagnent en moyenne 29% de moins que les hommes, selon une étude de l’ONG Oxfam basée sur des données de la MSA – la Mutualité sociale agricole, organisme de protection sociale des agriculteur·ices. Ces chiffres, Julie les illustre avec plusieurs exemples, comme lors de son stage dans une ferme tenue par un couple. «Un jour, la patronne a reçu un coup de fil de quelqu’un qui demandait à parler au chef d’entreprise. Elle a répondu que c’était elle. Et il n’a pas voulu lui parler.»

D’où son envie de participer à une telle réunion de discussion en non-mixité, ce lundi 17 novembre. La non-mixité désigne un espace réservé à une catégorie de personnes discriminées (ici, les femmes), en excluant la participation de personnes potentiellement discriminantes (ici, les hommes).

Les autres agricultrices sont des habituées du groupe depuis la première réunion, en janvier 2022. À l’époque, elles s’étaient retrouvées à une dizaine, après s’être rencontrées lors d’autres réunion de discussion du Civam, le Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural. Ce réseau d’agriculteur·ices tourné·es vers la transition agroécologique fonctionne notamment avec des groupes d’échanges de pratiques.

Quand sa fille d’un an n’est pas chez sa nounou, Amaëlle Le Barbé trouve des combines pour s’en occuper en même temps que de ses chèvres. © Pia Carron/Vert

«Elles ont très rapidement émis l’idée de se retrouver en non-mixité pour échanger et s’outiller sur des situations du quotidien, comme l’organisation du travail, la communication à l’intérieur et à l’extérieur de la ferme, le sexisme», se souvient Chloé Godard, animatrice au Civam depuis 2019, présente depuis la première réunion.

Pour libérer la parole, Chloé Godard suggère aux participantes du jour de se placer sur une ligne en fonction du nombre d’heures qu’elles s’octroient à elles-mêmes dans la semaine. Des moments qui ne sont donc ni alloués au travail, ni aux enfants, ni à la vie associative ou politique. Astrid, maraîchère en agriculture biologique, en a une idée précise : seules ses 15 minutes quotidiennes de yoga lui permettent de faire une pause. «Le soir, je finis souvent la vaisselle vers 22 heures, puis je me douche et je dors, mais je ne peux pas lire car je suis trop fatiguée», raconte-t-elle. Les autres arrivent à trouver quelques dizaines de minutes en soirée, qu’elles passent la plupart du temps avec leur compagnon.

«J’organise souvent mon travail en fonction de lui»

Dans la pièce où elles sont réunies, de nombreux signes montrent qu’il leur est difficile d’arrêter de travailler : le téléphone d’Amaëlle Le Barbé affiche en continu la vidéosurveillance de ses chèvres pour s’assurer qu’aucune ne sorte de la bergerie en son absence ; d’autres agricultrices se lèvent régulièrement pour répondre aux appels de leur mari, de leurs salarié·es et de leurs client·es. «Tout se mélange tout le temps, c’est pour ça qu’on est là aujourd’hui, non ?», réagit Justine Duchemin, elle aussi maraîchère bio, accompagnée de son bébé de deux mois.

Lorsque Chloé Godard propose à chacune de raconter sa journée type, la charge mentale et les inégalités deviennent très concrètes. Sur l’emploi du temps d’Agathe* (le prénom a été changé), arboricultrice, les tâches administratives prennent largement plus de place que le temps au verger. «Quand on s’est installés avec mon mari, on s’est tous les deux mis sur les tâches où on était le plus à l’aise, pour être efficaces. Résultat, j’organise souvent mon travail en fonction de lui, et il m’arrive de ne plus tailler un arbre du tout, alors que c’était le cœur du métier que j’imaginais», avoue-t-elle.

Chloé Godard est venue avec des extraits de livres et de textes féministes, comme demandé par les agricultrices lors du premier groupe de parole de l’année. © Pia Carron/Vert

Même regret pour Julie, souvent en salle de transformation, mais rarement sur un tracteur. «C’est exactement comme dans la ferme où j’étais stagiaire. Je passais le temps à la traite, alors que les stagiaires hommes se formaient aux machines et faisaient du tracteur», regrette-t-elle. Quand les participantes lui suggèrent d’en parler à son père et de participer à des formations d’apprentissage du tracteur en non-mixité – dispensées par le Civam depuis quelques années –, la jeune agricultrice répond que le sujet est source d’anxiété : «Parler à mon père, c’est du stress, monter dans un tracteur, c’est du stress.»

Congé maternité et travail invisible

Le thème du jour rend inévitables les discussions sur la charge mentale, le couple, la parentalité. Point d’orgue de ces échanges : le congé maternité. Aligné sur celui des salariées en 2008, puis mieux indemnisé en 2019, le congé maternité des agricultrices suscite encore de nombreuses questions. Pour mieux comprendre, Astrid montre un dépliant de la MSA sur lequel est expliqué que les agricultrices ont plusieurs choix : se faire envoyer un·e employé·e par le service de remplacement ; choisir elles-mêmes leur employé·e, payé·e par le même service ; ou recevoir une indemnité journalière si personne ne peut les remplacer.

«Tout cela est bien pensé, mais dans les faits ça ne fonctionne pas à cause du manque de main-d’œuvre qualifiée. Lors de mon dernier congé maternité, j’ai dû former une employée à la transformation du lait en fromage alors qu’il m’était interdit de travailler. Si je ne l’avais pas fait, qui d’autre aurait pu ?», interroge Amaëlle Le Barbé, qui s’est installée seule et dont le mari travaille dans un tout autre secteur d’activité.

Agathe se prépare justement à avoir un enfant dans les mois qui viennent. Elle a souhaité rester anonyme parce qu’elle aussi sait pertinemment qu’elle travaillera sans doute un peu pendant son congé, même si cela est officiellement interdit. Pour l’aider à organiser l’arrivée de son enfant, les trois agricultrices qui sont déjà mères lui donnent des conseils. Elles lui suggèrent notamment de former son mari à ses tâches professionnelles dès maintenant, avant l’accouchement. Son bébé dans les bras, Justine Duchemin liste les tâches réalisables avec un nouveau-né. «Au lieu d’investir dans une belle poussette en ville, pensez plutôt à une poussette moche que vous prendrez pour aller au champ», conclut-elle. En attendant, Agathe confesse : «J’ai déjà commencé à envoyer des mails sans les signer : j’invisibilise volontairement mon travail. Ça me fait mal maintenant que je me considère féministe.»

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