La conversation

«No parking, no business» en centre-ville : un mythe à déconstruire

Laisse piéton. Les politiques visant à réduire la place de la voiture en ville sont souvent critiquées par les commerçants. Pourtant, ces pratiques participeraient à une expérience plus apaisée des centres-villes, propice à la consommation, analyse le chercheur Mathieu Chassignet.
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En mars 2024, des asso­ci­a­tions de com­merçants ont saisi le Con­seil d’État pour s’insurger con­tre la future pié­ton­ni­sa­tion de la Presqu’Île de Lyon.

Les mesures de ce type se mul­ti­plient en France dans une volon­té d’apaiser les cen­tres-villes pour les ren­dre plus agréables et y réduire la pol­lu­tion. Mais elles génèrent qua­si sys­té­ma­tique­ment une lev­ée de boucliers de la part des com­merçants qui y sont implan­tés.

Déjà frap­pés par une con­cur­rence crois­sante du com­merce en ligne et des zones com­mer­ciales périphériques – qui se traduit par un taux de vacance com­mer­ciale (vit­rines vides) qui a forte­ment aug­men­té dans les villes français­es – ils voient toute mesure de réduc­tion de la place de la voiture (pié­ton­ni­sa­tion, sta­tion­nement…) comme une men­ace sup­plé­men­taire à la bonne marche de leurs affaires.

Pour répon­dre aux dif­fi­cultés du com­merce de cen­tre-ville, deux écoles se font face. La pre­mière, sou­vent prônée par les com­merçants, con­siste à faciliter la cir­cu­la­tion et le sta­tion­nement auto­mo­bile en espérant drain­er des clients éloignés. La sec­onde, au con­traire, pro­pose de tra­vailler sur l’ambiance urbaine, en reprenant de l’espace à la voiture au béné­fice des pié­tons, en mis­ant sur le fait que ces derniers auront davan­tage ten­dance à venir s’y promen­er et y con­som­mer.

Sur ce sujet sen­si­ble où opin­ions et ressen­tis domi­nent, rares sont les études qui se sont penchées sur la mobil­ité des clients qui fréquentent les com­merces de cen­tre-ville pour objec­tiv­er le débat. Quelques-unes exis­tent toute­fois, menées à Rouen, à Lille ou encore à Nan­cy.

Toutes met­tent en évi­dence les mêmes con­stats : la plu­part des clients vivent à prox­im­ité des com­merces, vien­nent majori­taire­ment à pied et en trans­port col­lec­tif et appel­lent de leurs vœux des espaces apaisés et une place restreinte de la voiture. De leur côté, les com­merçants sures­ti­ment sys­té­ma­tique­ment l’usage de l’automobile par leurs clients.

La plupart des clients vivent à proximité

L’idée selon laque­lle les clients se rendraient mas­sive­ment en cen­tre-ville pour y con­som­mer, depuis la périphérie, est mise à mal par les études exis­tantes : dans les grandes villes, 84 % des habi­tants de la ville-cen­tre achè­tent majori­taire­ment dans cette même ville-cen­tre, alors que très peu de rési­dents de la périphérie vien­nent pour leurs emplettes.

Les achats, majori­taire­ment réal­isés à prox­im­ité du domi­cile. Base unifiée des enquêtes ménages-déplace­ments, 2017. Mobil­ité et com­merces quels enseigne­ments des enquêtes déplace­ments ? Cere­ma, CC BY-NC-ND

Ain­si à Lille, une étude de ter­rain que j’ai menée révèle que 63 % de la clien­tèle du cen­tre-ville vit intra-muros et 6 % en pre­mière couronne, soit 70 % très proche du cen­tre. Même bilan à Nan­cy où 57 % de la clien­tèle habite dans la ville et 89 % dans la métro­pole, sachant que cette dernière est par­ti­c­ulière­ment resser­rée. À Nantes, enfin, 53 % des con­som­ma­teurs du cen­tre-ville vivent dans la ville.

Dans les villes moyennes (de 10 à 100 000 habi­tants), on observe glob­ale­ment une ten­dance sim­i­laire : 25 % seule­ment des habi­tants de la périphérie con­som­ment majori­taire­ment dans la ville-cen­tre.

La majorité des clients sont piétons

Deux­ième con­stat, la plu­part des con­som­ma­teurs du cœur des grandes villes s’y ren­dent à pied, mode de déplace­ment qui arrive en général devant les trans­ports col­lec­tifs puis la voiture.

  • À Lille, la marche con­stitue ain­si le mode de déplace­ment de 42 % des clients, les trans­ports en com­mun 28 % et la voiture 21 %.
  • À Nantes, ces parts s’élèvent respec­tive­ment à 27 %, 38 % et 21 %.
  • À Saint-Omer, qui ne compte que 13 000 habi­tants, près de 40 % des clients vien­nent à pied et 60 % en voiture. Si elle est minori­taire, la marche reste bien présente.

Cette répar­ti­tion modale appa­raît très dépen­dante de la taille des villes : à Paris, 5 % des clients arrivent en voiture, tan­dis que cette part est d’environ un tiers dans les villes autour de 100 000 habi­tants. Et même dans une ville comme Cahors, qui compte 20 000 habi­tants, seuls 45 % des clients des com­merces de cen­tre-ville y vont en voiture, à égal­ité avec la marche.

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Math­ieu Chas­signet, Fourni par l’au­teur

Les clients veulent un espace avec moins de voitures

Troisième obser­va­tion, les clients esti­ment qu’un recul de la place de la voiture dans les cen­tres-villes les incit­erait à y con­som­mer davan­tage.

Dans plusieurs études, des propo­si­tions leur ont été soumis­es afin d’améliorer l’attractivité des com­merces en cen­tres-villes : trans­ports en com­mun, infra­struc­tures cyclables, végé­tal­i­sa­tion, trot­toirs plus larges, facil­i­ta­tion de l’accès et du sta­tion­nement auto­mo­bile…

À Lille, seuls 23 % esti­ment que cette dernière modal­ité est pri­or­i­taire. Les trois quarts restants priv­ilégient les autres pistes. À Rouen égale­ment, la baisse du bruit et de la cir­cu­la­tion sont plébisc­itées quand 20 % seule­ment des répons­es men­tion­nent le sta­tion­nement.

Et même dans une ville comme Saint-Omer, où l’emprise de la voiture est forte, ils ne sont que 39 % à citer l’accès et le sta­tion­nement auto­mo­bile comme une mesure pri­or­i­taire. Autrement dit, même chez ceux qui vien­nent en voiture, ce n’est pas for­cé­ment le plus impor­tant… ce qui, au fond, est com­préhen­si­ble puisque tout con­som­ma­teur (même auto­mo­biliste) devient pié­ton à un moment don­né pour accéder à son com­merce.

Les commerçants surestiment leurs clients automobilistes

Enfin, et c’est sans doute le con­stat le plus impor­tant pour com­pren­dre la teneur des débats, les études révè­lent que les com­merçants sures­ti­ment large­ment la part de clients qui vien­nent en voiture.

À cet égard, l’exemple le plus frap­pant est celui de Nan­cy, où les com­merçants inter­rogés croy­aient que 77 % de leurs clients venaient en voiture : c’est en réal­ité le cas de… 35 % d’entre eux. Ils imag­i­naient égale­ment que les pié­tons ne représen­taient que 11 % de leur clien­tèle, con­tre 39 % dans les faits, et que 1 % s’y rendaient à vélo, alors que les cyclistes com­posent 13 % de leurs acheteurs.

Cette sures­ti­ma­tion a pu être observée dans beau­coup d’autres villes. Dans ce con­texte, il est peu sur­prenant que les com­merçants craig­nent plus que tout les pro­jets de réduc­tion de la place de la voiture.

Les raisons de ce biais sont divers­es. En France, les com­merçants font par­tie de la caté­gorie socio­pro­fes­sion­nelle qui utilise le moins les mobil­ités alter­na­tives. Eux-mêmes se déplaçant beau­coup en voiture, ils sem­blent cal­quer leur cas per­son­nel sur l’ensemble de leur clien­tèle.

Autre expli­ca­tion à ce biais : les auto­mo­bilistes sont glob­ale­ment assez « râleurs » et expri­ment fréquem­ment leur mécon­tente­ment auprès des com­merçants vis-à-vis des con­di­tions de cir­cu­la­tion ou de sta­tion­nement. Nous avons tous déjà enten­du un client annon­cer « on ne peut plus se gar­er dans le quarti­er » à peine la porte du com­merce poussée. Les com­merçants l’entendent cinq fois par jour.

A con­trario, les pié­tons for­mu­lent bien moins sou­vent ce genre d’agacement, alors même que les chem­ine­ments sur les trot­toirs lais­sent bien sou­vent à désir­er (présence d’obstacles, de poubelles… voire d’automobilistes sta­tion­nés sur le trot­toir !).

Enfin, cette sures­ti­ma­tion peut com­porter une part de bluff : sur­jouer le rap­port de force dans l’espoir d’obtenir des com­pen­sa­tions de la part de la munic­i­pal­ité. À Madrid, les com­merçants ont dénon­cé lors de l’instauration d’une ZFE une perte de chiffre d’affaires con­séc­u­tive de 15 %. Après analyse des don­nées réelles, le chiffre d’affaires du quarti­er avait en fait aug­men­té de 8,6 % au bout d’un an.

Un chiffre qui invite à faire preuve de recul vis-à-vis du dis­cours com­merçant, et qui souligne la néces­sité de men­er des études préal­ables aux pro­jets de trans­for­ma­tion de l’espace pub­lic. C’est ce qu’a fait la ville de Cahors, qui souhaitait réduire l’emprise de la voiture sur l’une de ses places : l’étude de ter­rain réal­isée en amont a per­mis de désamorcer les craintes des com­merçants.

No parking, more business ?

Quand bien même les auto­mo­bilistes sont minori­taires par­mi la clien­tèle du cen­tre-ville, leur poids n’est pas nég­lige­able. Leur évic­tion ne pour­rait-elle pas engen­dr­er une perte pour les com­merces ? Le ques­tion­nement sem­ble légitime.

En réal­ité, il s’agit de sor­tir du cloi­son­nement entre pié­tons, auto­mo­bilistes, util­isa­teurs de trans­port col­lec­tif. Sou­vent, nous sommes les trois à la fois. La plu­part des auto­mo­bilistes dis­ent ain­si qu’il leur arrive de venir par d’autres moyens que la voiture.

À Lille, par­mi les clients qui vien­nent en voiture, seuls 13 % n’utilisent que ce mode de déplace­ment pour venir en cen­tre-ville. Autrement dit, 87 % d’entre eux emprun­tent par­fois un autre mode de trans­port pour y aller. La fréquen­ta­tion du cen­tre-ville y a en out­re bon­di de 15 % après la pié­ton­ni­sa­tion. Ce chiffre mon­tre qu’en com­pli­quant – un peu – l’accès en voiture, la ville est en fait ren­due beau­coup plus agréable pour tous. Ce qui se traduit par une fréquen­ta­tion accrue.

D’autres études ont été menées à l’étranger et dressent le même con­stat.

  • En Espagne, 14 villes (petites, moyennes et grandes) ayant mis en œuvre des pro­jets de pié­ton­ni­sa­tion ont ain­si été analysées. Ces pro­jets se sont sys­té­ma­tique­ment accom­pa­g­nés d’une aug­men­ta­tion sig­ni­fica­tive du chiffre d’affaires des com­merces, avec un effet plus fort encore dans les petites villes.
  • Aux États-Unis et au Cana­da, 45 études de cas menées sur des pro­jets favor­ables à la marche, au vélo ou aux deux dressent le même con­stat. Dans 90 % des cas, ils ont prof­ité aux com­merces, une toute petite pro­por­tion des cas d’usage a engen­dré une baisse du chiffre d’affaires.

Rap­pelons enfin qu’il s’agit de remet­tre cette ten­dance en per­spec­tive. La réduc­tion de la place de la voiture en ville est anci­enne et les com­merçants l’ont tou­jours com­bat­tue, agi­tant la peur de « la mort du cen­tre-ville ». Mais une fois les trans­for­ma­tions opérées, elles ne sont jamais remis­es en ques­tion et on finit par se deman­der pourquoi on ne les a pas faites avant.

Cet arti­cle est repub­lié à par­tir de The Con­ver­sa­tion, sous licence Cre­ative Com­mons. Il a été rédigé par Math­ieu Chas­signet, ingénieur trans­ports et mobil­ité à l’Agence de la tran­si­tion écologique (Ademe) Vous pou­vez lire l’article orig­i­nal ici.

Pho­to de cou­ver­ture : Dans le cen­tre de Lille. © Jacques Dillies/Unsplash

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