Décryptage

Pourra-t-on toujours produire de l’électricité dans une France à sec ?

De l’eau dans le gaz. Plus de 80% de l’électricité produite en France dépend directement des généreuses ressources en eau du pays. Avec le changement climatique qui s’aggrave, la multiplication des sécheresses crée de nouvelles vulnérabilités à prendre en compte.
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Des prin­ci­paux usages de l’eau, la pro­duc­tion d’électrons n’est pas la plus con­nue. Et pour­tant. Sur les 1 000 mil­liards de mètres cube d’eau douce prélevés chaque année en France, au moins 96% (!) ser­vent à pro­duire de l’électricité dite hydraulique, souligne Eau France. Plus de 2 500 cen­trales instal­lées majori­taire­ment sur les cours d’eau de l’Est du pays utilisent ain­si la force motrice de l’eau pour fournir 12% de notre élec­tric­ité chaque année. Fort heureuse­ment, cette immense quan­tité d’eau est resti­tuée inté­grale­ment et presque immé­di­ate­ment aux milieux naturels — seules 10% des cen­trales hydroélec­triques étant précédées de bar­rages.

Prélève­ments d’eau par usages en 2017. Les prélève­ments liés à l’hydroélectricité, qui représen­tent 96% des prélève­ments, sont générale­ment exclus des sta­tis­tiques pour plus de lis­i­bil­ité. © SDES

Restent plus de 30 mil­liards de mètres cube prélevés en 2020 pour d’autres usages. Et là non plus, les autres cen­trales élec­triques ne sont pas en reste. Le refroidisse­ment des cen­trales — nucléaires, mais aus­si à gaz et à char­bon -, en engloutit la moitié à lui tout seul, très loin devant les usages agri­coles (11,6%) ou la pro­duc­tion d’eau potable (18%). Mais là encore, les prélève­ments doivent être dis­tin­gués de la con­som­ma­tion nette, bien inférieure. Une fois sous­traite, l’eau resti­tuée dans les fleuves ou la mer (moyen­nant quelques degrés de plus), le secteur élec­trique ne con­somme plus que 400 mil­lions de mètres cube chaque année, soit 12% de l’utilisation nationale (et 58% pour l’agriculture), selon le min­istère de la tran­si­tion écologique.

Quand la production doit s’arrêter

Dans ce con­texte, il n’est pas éton­nant que les pro­duc­teurs d’électricité suiv­ent de très près l’évolution de l’hydrologie en France. D’autant que les années récentes ont déjà per­mis d’entrevoir ce que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique nous réserve dans le futur. Pen­dant l’été 2019, sec et canic­u­laire, 6 gigawatts (GW) de capac­ités nucléaires (soit 10% du parc) ont dû être arrêtées pour pro­téger l’environnement aqua­tique de la sur­chauffe (Vert vous l’expliquait ici). Dans le même temps, l’utilisation mas­sive de la cli­ma­ti­sa­tion a fait grimper la con­som­ma­tion du pays de près de 14 GW.

En 2022, année mar­quée par une sécher­esse record, la pro­duc­tion hydroélec­trique a reculé de 20% par rap­port à 2021, atteignant son plus bas depuis 1976. «Si les cen­trales à gaz et à char­bon parais­sent ne pas être con­cernées par ces aléas, c’est parce qu’elles fonc­tion­nent essen­tielle­ment l’hiver», pré­cise à Vert Cécile Laugi­er, direc­trice Envi­ron­nement et Prospec­tives pour le parc nucléaire d’EDF.

Sans inflex­ion du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, ces années «excep­tion­nelles» pour­raient bien­tôt devenir la norme. Les dernières sim­u­la­tions de Météo-France prévoient deux fois plus de sécher­ess­es en 2050 et une baisse des cumuls de pluie en été de ‑10%, com­paré à la péri­ode 1976–2005. De son côté, le ges­tion­naire du réseau élec­trique RTE s’attend à une «diminu­tion générale des débits des cours d’eau sur la péri­ode sèche d’août à octo­bre, voire décem­bre», prob­a­ble­ment aggravée par une hausse de cer­tains usages comme l’irrigation agri­cole. Le tout ayant un «impact notable sur le parc de pro­duc­tion».

Après avoir mené des «stress tests cli­ma­tiques», RTE estime qu’une sécher­esse longue pour­rait entraîn­er jusqu’à ‑65% de pro­duc­tion hydraulique «dans les régions les plus touchées», et une baisse de puis­sance nucléaire de 3 GW (5% du parc actuel). Une canicule plus sévère que celle de 2003 pour­rait quant à elle entraîn­er la mise à l’arrêt de 3 à 9 GW de nucléaire.

Com­para­i­son des pertes de pro­duc­tion des cen­trales nucléaires situés en bord de fleuve selon dif­férents scé­nar­ios d’aggravation du change­ment cli­ma­tique. (Chooz est con­trainte par un accord avec la Bel­gique fix­ant un débit min­i­mum sur la Meuse) © RTE

Usages de l’eau : qui est pri­or­i­taire ? La ges­tion de l’eau, «pat­ri­moine com­mun de la nation», est une prérog­a­tive de l’État qu’il délègue aux préfets de région. C’est notam­ment à eux qu’il revient d’arbitrer lorsque la ressource devient trop rare pour sat­is­faire tous les usages. La loi sur l’eau de 2006 fixe des usages pri­or­i­taires, com­mençant par la four­ni­ture d’eau potable, l’alimentation des écosys­tèmes naturels (cours d’eau, zones humides, etc.) et des agrosys­tèmes (irri­ga­tion). La pro­duc­tion d’énergie n’est pas men­tion­née bien qu’elle soit très sou­vent au cœur des arbi­trages. Pen­dant l’été 2022, des cen­trales nucléaires ont été autorisées à fonc­tion­ner au-delà des seuils envi­ron­nemen­taux car le risque de man­quer d’électricité était trop grand. Dans le même temps, les bar­rages hydroélec­triques ont dû rétrocéder un mil­liard de m3 d’eau aux milieux (l’équivalent du lac de Serre-Ponçon, plus grand lac arti­fi­ciel de France). A l’avenir, ces arbi­trages épineux entre la pro­duc­tion d’énergie, l’agriculture ou encore la préser­va­tion de l’environnement pour­raient se mul­ti­pli­er.

Le ges­tion­naire se veut toute­fois ras­sur­ant car les vol­umes d’énergie per­due, con­cen­trés l’été, res­teront faibles en moyenne annuelle. Même son de cloche du côté d’EDF : «Nous avons estimé une ten­dance à la baisse de la pro­duc­tion hydroélec­trique liée au change­ment cli­ma­tique de l’ordre d’1 térawattheure par décen­nie, soit env­i­ron 0,2% par an», explique l’entreprise. Sur le nucléaire «les indisponi­bil­ités cli­ma­tiques représen­tent 0,3% de la pro­duc­tion, en moyenne annuelle», détaille Cécile Laugi­er.

Surtout, la prin­ci­pale source de sécu­rité vien­dra du développe­ment mas­sif des éner­gies renou­ve­lables, dont les besoins en eau sont nég­lige­ables. RTE compte en par­ti­c­uli­er sur le solaire dont la pro­duc­tion très con­séquente en été pour­rait cou­vrir la hausse des con­som­ma­tions liées à la cli­ma­ti­sa­tion. Alors que le nucléaire et l’hydroélectricité représen­tent aujourd’hui 85% de la pro­duc­tion d’électricité, RTE prévoit que cette part descende au moins à 50% d’ici 2050. De quoi, réduire la vul­néra­bil­ité du sys­tème élec­trique au manque d’eau.

Pho­to de cou­ver­ture : En sep­tem­bre 2022 sur le bar­rage de l’Agly, dans les Pyrénées-Ori­en­tales. © JC Milhet/Hans Lucas/AFP