Dans une haute pièce sombre d’un entrepôt à Château-Thierry, dans l’Aisne, basilic et coriandre poussent grâce à des milliers de minuscules ampoules LED rouges et bleues. C’est ici que pourrait bien se jouer l’avenir de l’agriculture, selon Gilles Dreyfus, créateur de Jungle. Lancée en 2016, cette start-up a développé une «ferme verticale». La particularité ? Cultiver des herbes aromatiques et plantes cosmétiques en «environnement contrôlé», dans une usine fermée. Elle fonctionne en hydroponie : une culture hors-sol qui nourrit les plantes grâce à un mélange d’eau et d’intrants dans les copeaux de bois qui remplacent la terre.
Les fermes verticales, développées dans les années 2010, fleurissent en France. Très peu consommatrices d’eau grâce à leur circuit fermé — 98% de moins qu’une agriculture en terre chez Jungle -, protégées des aléas climatiques, avec un temps de croissance divisé par deux : elles séduisent investisseurs et entrepreneurs.
Chez Jungle, pour une même superficie, l’espace de production des herbes aromatiques est multiplié par dix grâce à la verticalité, passant de 42 mètres carrés au sol à 400 m² de surface cultivable. Les herbes sont envoyées dans des centres de distribution (des supermarchés comme Monoprix, Grand frais, Carrefour, et au marché de Rungis pour des restaurateurs) dans un rayon de moins de 100 kilomètres — à l’exception des plantes de cosmétiques envoyées dans la ville de Grasse (Alpes-Maritimes) à plus de 900 kilomètres.
Trouver un équilibre financier
Locale, sans pesticide et disponible toute l’année, cette nouvelle forme d’agriculture urbaine a de quoi séduire. Mais elle se heurte pourtant à de nombreuses limites. Dans l’alimentation, seules les herbes aromatiques sont rentables, alors qu’elles ne représentent qu’une partie minime de notre consommation. La recherche actuelle ne permet pas de rentabiliser la production de fruits et légumes.
L’entreprise Agricool l’a appris à ses dépens. Produisant des fraises en conteneurs, la start-up a été placée en redressement judiciaire en 2022. Avec un chiffre d’affaires de 162 000 euros, ses pertes s’élevaient à 7,72 millions d’euros sur l’année 2020.
Entre le coût des bâtiments, du matériel, des intrants et la facture énergétique, produire en ferme urbaine coûte cher. Gilles Dreyfus est optimiste quant à la rentabilité future de son entreprise «d’ici à 2025» grâce aux plantes de cosmétiques, comme le muguet et la camomille. Mais Christine Aubry, agronome spécialisée dans l’agriculture urbaine, s’indigne auprès de Vert des investissements publics massifs dans des projets qui n’ont pas encore fait leurs preuves.
De même, l’argument environnemental des fermes urbaines — locales et sans pesticides — est mis à mal dès lors que l’on prend en compte l’impact environnemental de l’ensemble du système de production. «Est-ce que l’ensemble du projet est véritablement moins énergivore qu’une ferme d’herbes aromatiques en biologique ?» interroge Nolwenn Gauthier, chercheuse en sciences sociales de l’environnement. Dans un article de 2021, Erica Dorr, doctorante en agriculture urbaine, avait calculé que l’impact environnemental des légumes en agriculture fermée était bien supérieur à celui d’une agriculture en terre.
Des intrants chimiques à importer
Autre domaine occulté par les défenseurs des fermes urbaines : la question des intrants. Le mélange subtil d’engrais chimiques permet à la plante une croissance optimisée. «Les fermes sont complètement dépendantes des engrais chimiques», observe Christine Aubry. Ces derniers sont particulièrement polluants : «le phosphore et la potasse sont issus de ressources minières, principalement issus du Maroc et de la Tunisie», indique à Vert Fabienne Trolard, géochimiste et minéralogiste.
Entre une diversité de production limitée et un coût élevé, la ferme verticale ne remplacera pas l’agriculture traditionnelle. Cette forme de culture peut s’avérer utile dans certains contextes, nuancent les chercheuses : dans des environnements contraints (peu d’espace, par exemple) ou dans le secteur des plantes de cosmétiques, particulièrement fragiles. Cela peut aussi être le cas pour augmenter la production locale d’herbes aromatiques, largement importées pour l’instant.
Mais l’envisager comme un moyen de production agricole d’avenir ne fait que «caresser les rêves techno-solutionnistes de certains, tance Christine Aubry. En ferme verticale fermée, il n’y a pas d’intérêt économique, sociétal ou de biodiversité qui pourrait exister dans les autres formes d’agriculture».