«On dirait une espèce de chapeau melon… ou un gros champignon !» Il est presque 13 heures, jeudi 24 avril, face au ponton de la Découverte à Lorient (Morbihan) et Sibylle, neuf ans, a le regard rivé sur un objet flottant non identifié. Une sorte de soucoupe volante grise et orange est amarrée là depuis onze jours. «Elle est de la même couleur que Tara !», souffle l’enfant, qui a reconnu à ses côtés la goélette éponyme, célèbre navire français destiné à la recherche scientifique – et «grande soeur» de ce «gros champignon». Dans une heure, ils seront 350 comme Sibylle et sa maman Carly, sur le quai du Péristyle, invité·es privilégié·es d’un baptême très particulier.

Le nom de ce bateau : la Tara Polar Station, dernier-né de Tara Océan, première Fondation reconnue d’utilité publique (Frup) consacrée aux océans en France. À partir de 2026 et pendant 20 ans, cette base scientifique polaire effectuera des dérives glaciaires en Arctique, afin d’y étudier le changement climatique. Le principe : s’enserrer dans les glaces et se laisser dériver avec elles au gré des courants, à une vitesse moyenne de dix kilomètres par jour. À son bord, des marins et scientifiques (océanographes, biologistes ou encore climatologues issu·es de laboratoires français et étrangers comme le CNRS, le CEA, Takuvik ou l’University of Maine) travailleront et publieront ensemble et en open source les découvertes effectuées. Chaque mission Polaris durera 18 mois, dont 14 en dérive.
Un projet qui s’inscrit dans la stratégie polaire de la France intitulée «Équilibrer les extrêmes». Sur un budget total de 22 millions d’euros, 13 millions ont été financés par l’État. Pour les frais de fonctionnement annuel, estimés à deux millions et demi d’euros, la fondation devra continuer à compter sur les dons, des entreprises (comme Capgemini ou BNP Paribas) comme des particuliers.

La première mission, Polaris I, s’élancera en août 2026. Elle étudiera notamment la façon dont les organismes se sont adaptés aux conditions extrêmes (froid et absence de lumière) de l’Arctique et les conséquences du réchauffement climatique et de la pollution humaine sur ces écosystèmes fragiles.
«Étudier l’Arctique, ce n’est pas anodin», pose Romain Troublé, le directeur général de la Fondation Tara Océan. «Contrairement à l’Antarctique, très documenté, cet océan de glace, riche en vie endémique, est très peu connu. En tout et pour tout, l’Arctique n’a connu que quatre expéditions majeures ! Partir à sa découverte, pendant 20 ans, c’est ce qui rend ce projet unique et essentiel.» Car le temps de la recherche presse. La zone arctique se réchauffe trois à quatre fois plus vite que la moyenne mondiale. Selon les experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), il pourrait ne plus y avoir de banquise en été à horizon 2045.

Prouesses techniques
Pour les curieux·ses qui passent au port depuis le 13 avril, c’est la forme de ce navire métallique qui surprend avant tout. Amusé, Loïc Valette, directeur technique en charge de la construction, assure pourtant que ce bateau n’est pas si différent d’un autre. Avant d’en détailler tout de même toutes les adaptations et prouesses techniques surmontées, nécessaires à sa survie en environnement polaire : «Sa coque arrondie lui permettra de se soustraire à la pression de la banquise. Prise dans les glaces, la station polaire remontera en surface et pourra se déposer, légèrement encastrée, sur le sol gelé.»
La superstructure en forme de géode imite les facettes d’un igloo, l’épaisseur de la coque – 20 millimètres – est bien supérieure à la moyenne et l’isolation avancée permettra de maintenir une température constante de 18 degrés à bord, même pendant des pics de froid allant jusqu’à -52 degrés.
Dans un environnement extrêmement restreint (un bateau étroit), et tout en respectant les règles environnementales du Polar code (les obligations à respecter pour les navires exploités dans les eaux polaires), il a fallu ruser pour stocker le carburant, le moteur et ses machines, les laboratoires et leurs matériels… Le tout, avec une contrainte colossale au centre du vaisseau, la fameuse «Moon pool» : un puits d’une envergure d’1,60 mètre qui permettra aux scientifiques d’effectuer leurs analyses d’eau de mer. La fabrication made in CMN (Constructions mécaniques de Normandie) n’aura duré que 18 mois.

Un parrain nommé Pesquet
À 14 heures, la foule s’est massée sous le ciel lumineux de Bretagne. Partenaires institutionnels, mécènes, scientifiques et équipage de la première heure : «la grande famille de Tara» s’est réunie pour le baptême. Il fallait bien un parrain aussi stratosphérique que cette soucoupe flottante : c’est l’astronaute Thomas Pesquet qui fait claquer la bouteille de champagne sur la coque de «TPS» (le surnom non-officiel de la station), en compagnie de la marraine Agnès b., à l’origine de la Fondation née il y a plus de 20 ans.

«Il faut oser un petit : Cocorico !», insiste au micro le seul astronaute français à avoir un jour pris les commandes de la Station spatiale internationale : «Ce projet est unique au monde. On a fait plus de missions dans l’espace que dans l’Arctique !» Dans la foule, on murmure : Thomas Pesquet fera-t-il un jour partie des confinés du Grand nord ?
Une fois monté à bord grâce à une passerelle étroite, une grande porte métallique permet d’entrer dans la géode pour découvrir le cœur humain de la station : le carré, ce «salon/salle-à-manger» où l’équipage sera réuni. «C’est vraiment le lieu de vie commune, l’endroit où marins et scientifiques pourront se retrouver pour dîner, discuter, lire…», décrit Clémentine Moulin, directrice des expéditions chez Tara.

Une bibliothèque court sur le mur en bois blond ; autour de la table, les banquettes bleues appellent à la quiétude. Mais ne vous y trompez pas : ici aussi, tout est optimisé au millimètre cube, et dans les coffres sous les assises sera bientôt stockée une partie des dix tonnes de nourriture nécessaires à la survie pour 18 mois.
«Il y aura deux moments distincts lors des expéditions Polaris : celui de la nuit polaire, et celui du printemps-été», explique la directrice des expéditions. Pendant le long hiver de huit mois (dont quatre dans l’obscurité totale), l’équipage sera réduit à son strict minimum : quatre marins (dont un·e en cuisine), un·e médecin, un·e correspondant·e de bord et six scientifiques. Lors des périodes plus clémentes, le vaisseau accueillera jusqu’à 18 «Taranautes» pendant trois mois, dont des artistes en résidence.
«Une nuit polaire avec les douze mêmes personnes, c’est long»
Ouverte sur le carré par une fenêtre intérieure, la cuisine, toute équipée avec une vue imprenable sur l’extérieur, jouera un rôle plus que central. «Les journées, d’autant plus dans des moments de jour plein ou de nuit sans fin, sont rythmées par les repas, insiste Sophie Bin, marin-cuisinière, habituée des missions en mer avec la goélette Tara. C’est lors de ces moments que l’on se retrouvera toutes et tous ensemble. Et, en milieu hostile, les repas constituent un moment de réconfort indispensable.»
Il y a quelques jours, la cuisinière terminait d’ailleurs sa commande de fromages : elle souhaiterait, deux fois par mois, pouvoir proposer une fondue, une raclette ou une tartiflette. Histoire de changer des plats de pâtes ou de chili, des conserves et de la nourriture déshydratée qui composeront majoritairement sa cambuse (le local où sont conservés les vivres).

La glaciation du temps et de l’espace, c’est le plus grand défi humain des femmes et hommes qui s’enrôleront pour les missions Polaris. «En tant que marins, nous sommes habitués au confinement sur plusieurs semaines, rappelle le capitaine Martin Hertau, mais la différence majeure, c’est que, quand on navigue en mer, on voit des dauphins, des îles, des couchers de soleil : c’est extrêmement dynamique ! Au Pôle nord, nous serons statiques. Et, une nuit polaire, c’est long ; surtout avec les douze mêmes personnes, presque pas d’animaux à observer. Et tu ne peux pas trop sortir te balader si tu en as marre…» À bord, c’est une mini-société qu’il faudra reformer, avec juste sa chambre pour s’isoler le soir. Le tout, très loin des siens.

C’est pourquoi les Taranautes seront trié·es sur le volet. Pour embarquer, il faudra – outre les diplômes adéquats – suivre des formations spécifiques : de survie, de cohésion ou même de tir, en cas d’attaques d’ours polaires… «Pour constituer la première équipe, nous sommes accompagnés par l’Institut polaire français, précise Clémentine Moulin. Notamment pour valider les aptitudes médicales et psychologiques des candidats.»
Lumière
Un étage au-dessus du pont, c’est la timonerie et ses appareils de navigation et de communication qui attirent l’œil des connaisseur·ses lors des visites de l’après-midi. Il faut ensuite redescendre le long de l’escalier en colimaçon central pour atteindre les douze cabines et les sanitaires, auxquels font face les cinq laboratoires – dont un laboratoire humide et un autre dédié à la microbiologie. En plus de ces espaces intérieurs, les scientifiques pourront déployer leurs instruments sur le pont et même la banquise, épaulé·es par des capteurs atmosphériques et des sous-marins autonomes.

Pour la station polaire Tara, 2025 sera l’année de tous les tests. Les moindres détails techniques seront vérifiés par les équipes à Lorient jusqu’en mai, avant de premières sorties en haute mer, puis une rencontre avec la glace en juillet-août, dans le détroit de Fram (entre le Svalbard et le Groenland). En toute fin d’année, c’est la nuit polaire qui tombera pour la première fois sur l’équipage, à Longyearbyen (Svalbard), pour deux mois. Dans la nuit polaire comme dans l’obscurité des incertitudes scientifiques sur l’environnement, la Tara Polar Station pourrait constituer une nécessaire source de lumière.
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