Entretien

Hortense Harang : « La rose de la Saint-Valentin est une hérésie, au même titre que la tomate ou la fraise en hiver »

La co-fondatrice de Fleurs d’ici, une place de marché dédiée à la livraison de fleurs locales et de saison, souhaite transformer une filière horticole où tout n’est pas franchement rose.
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En 2021, 1,3 mil­lion de foy­ers français ont acheté des plantes à l’occasion de la Saint-Valentin. Star des bou­quets, la rose représente 63% des achats en valeur mais sa prove­nance et son mode de pro­duc­tion sont de plus en plus décriés. L’occasion de faire le point sur le marché de la fleur coupée avec Hort­ense Harang, co-fon­da­trice de Fleurs d’i­ci, une place de marché dédiée à la livrai­son de fleurs locales et de sai­son.

Qu’est-ce qui cloche dans le marché français de la fleur coupée ?

La fil­ière française ne représente que 15% d’un marché dom­iné par des fleurs majori­taire­ment importées du Kenya, de Colom­bie, d’Équateur ou d’Éthiopie. Elles arrivent chez nous après une halte aux Pays-Bas, véri­ta­ble plaque tour­nante de l’im­port de fleurs pro­duites à des mil­liers de kilo­mètres de l’Eu­rope. Ces fleurs sont pro­duites en ayant recours à une main d’œuvre bon marché exposée à des pro­duits chim­iques inter­dits dans l’Union Européenne (tel le Goldaz­im, retiré du marché en 2014). Pour­tant, il n’en a pas tou­jours été ain­si : depuis les années 70, la France a per­du 90% de ses hor­tic­ul­teurs.

Hort­ense Harang © Marie Rouge

Dans un reportage diffusé sur France 5 le 7 février, on voit des hortensias produits en Bretagne être exportés aux Pays-Bas avant de revenir en France. Cela vous surprend-il ?

Il y a de telles zones d’ombre dans ce marché que cer­taines fleurs importées dans l’hexagone sont, en effet, d’origine française. Elles ont été trans­portées jusqu’aux Pays-Bas pour être ven­dues à meilleur prix. Les logiques de com­mer­cial­i­sa­tion font que cer­tains, notam­ment sur le marché aux fleurs de la SICA­Maf (pre­mier lieu de mise en marché de fleurs coupées en France, le 4ème européen), dans le Var, préfèrent ven­dre en gros à l’international plutôt que de ven­dre en France aux petits com­merçants. Il est beau­coup plus sim­ple aujour­d’hui d’as­sur­er la logis­tique de trans­port des fleurs sur 1000 kilo­mètres que sur 10.

Résul­tat : le marché répond à une logique décon­nec­tée des saisons et engen­dre une pol­lu­tion con­sid­érable. On sait que 25 ros­es importées pro­duisent autant de CO2 qu’un Paris-Lon­dres en avion, et les fleurs que nous pro­duisons ici pol­lu­ent inutile­ment ! Il est urgent de mieux agir sur la traça­bil­ité et de revenir au bon sens : la rose de la Saint-Valentin est une hérésie, au même titre que la tomate ou la fraise en hiv­er.



© Val­hor

Outre le bilan carbone de ces fleurs coupées venues de loin, l’usage de produits phytosanitaires pose aussi problème, pourquoi rien n’est-il fait ?

En 2017, une étude de 60 mil­lions de con­som­ma­teurs dénonçait déjà ce prob­lème : aucun des bou­quets analysé par leurs soins n’é­tait dépourvu de sub­stance chim­ique. Ils ont trou­vé jusqu’à 49 molécules dif­férentes, dont des sub­stances très per­sis­tantes dans l’en­vi­ron­nement et des pro­duits dan­gereux pour les insectes pollinisa­teurs. Depuis, sous pré­texte que les résidus et l’exposition sont faibles, rien n’a changé et ces impor­ta­tions restent hors-la-loi. 

Quand vous avez lancé Fleurs d’ici il y a cinq ans, les acteurs du secteur n’ont pas pris au sérieux votre volonté de transformer la filière. Aujourd’hui, avez-vous la sensation d’avoir changé quelque chose ?

Notre démarche con­siste à flu­id­i­fi­er la chaîne, de la graine au vase. Elle repose sur la mise en rela­tion et l’anticipation des pro­duc­tions en local. Le principe est le même que celui d’une AMAP [Asso­ci­a­tion pour le main­tien d’une agri­cul­ture paysanne, Nldr] : nous fonc­tion­nons sur abon­nement, et notre place de marché repose sur un algo­rithme conçu pour l’approvisionnement de prox­im­ité. Il per­met aux fleuristes indépen­dants de pro­pos­er des fleurs pro­duites près de chez eux à des prix qui ne sont pas plus chers que le reste du marché. La logique d’abonnement per­met égale­ment de lim­iter le gaspillage de matière pre­mière — les fleurs inven­dues, qui peu­vent attein­dre 50% de la pro­duc­tion quand les flux ne sont pas opti­misés — et d’anticiper le chiffre d’af­faires. 

Là où la grande dis­tri­b­u­tion fait appel aux mêmes pro­duc­teurs pour fournir une marchan­dise stan­dard­is­ée en grande quan­tité, nous nous efforçons de relo­calis­er en répar­tis­sant les com­man­des sur un fonc­tion­nement col­lec­tif, en réseau, de pro­duc­teurs et de fleuristes indépen­dants. Nous tra­vail­lons actuelle­ment avec 1000 fleuristes, et unique­ment sur cette fil­ière de la fleur française de sai­son. Il y a cinq ans, le col­lec­tif de la fleur française (qui regroupe des hor­tic­ul­teurs et fleuristes engagés dans la pro­mo­tion de fleurs français­es locales et de sai­son) ne comp­tait qu’une dizaine d’acteurs, il en regroupe plusieurs cen­taines aujourd’hui, preuve que les acteurs et les pra­tiques changent. Nous atten­dons aus­si des avancées sur le front de la traça­bil­ité.

© Min­istère de l’a­gri­cul­ture

Comment motiver les acteurs de la fleur coupée à modifier leurs logiques et relocaliser la production ?

L’idée fon­da­men­tale est de redy­namiser l’économie du ter­ri­toire tout en pro­posant un autre mode de cul­ture, comme cela a été ini­tié dans l’alimentation au début des années 2000. Il faut sor­tir d’une vision stan­dard­is­ée de la fleur iden­tique en chaque sai­son, s’interroger sur sa prove­nance, garan­tir des modes de pro­duc­tion qui assurent la bonne san­té des sols, de la faune et des humains qui s’en occu­pent.

Il me sem­ble que le con­fine­ment a ren­for­cé les préoc­cu­pa­tions envi­ron­nemen­tales chez les Français, tout comme les ques­tions de liens avec le monde paysan ou le désir de répar­ti­tion juste de la valeur. S’il existe aujourd’hui quelques labels qui peu­vent les aider à s’y retrou­ver, comme Plante bleue, fleurs bio ou fleurs de France, cela reste illis­i­ble. Le véri­ta­ble change­ment vien­dra des efforts four­nis par la fil­ière elle-même : en faisant le néces­saire, la pro­duc­tion française pour­rait sat­is­faire 100% de la demande hexag­o­nale d’i­ci dix ans. La pousse des fleurs est beau­coup plus rapi­de que celle d’un réac­teur EPR, donc si on motive la demande, on pour­ra refaire de l’offre der­rière.

Que peut-on offrir de saison aujourd’hui ?

Il ne faut pas con­fon­dre la sai­son com­mer­ciale de la sai­son réelle dans les champs : actuelle­ment, l’heure est aux renon­cules, ané­mones, tulipes, camélias, mag­no­lias ou encore au mimosa, au prunus, aux jon­quilles, nar­ciss­es, pavot, giroflées, mufliers et oeil­lets des fleuristes…