Le vert du faux

Face à l’urgence écologique, devra-t-on rationner les ressources naturelles ?

L’art de la réduction. Aura-t-on assez d’eau pour tout le monde ? Faut-il limiter ses émissions de CO2 à l’aide d’un «compte carbone» ? À l’heure des bouleversements climatiques, l’idée d’un rationnement des ressources gagne du terrain. On fait le point.
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Rationnement : quel mot sin­istre pour nos sociétés de l’abondance ! Il suf­fit de le pronon­cer pour voir resur­gir des images de tick­ets et d’interminables files d’attente.

Le 10 mars 1940, pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale où les den­rées de base devi­en­nent de plus en plus dif­fi­ciles d’accès, un décret fixe les con­di­tions d’un rationnement général­isé en France.

Voici ce à quoi a droit un·e Parisien·ne, via un sys­tème de coupons dis­tribués par les autorités pour garan­tir un apport ali­men­taire min­i­mal : 275 grammes de pain par jour ; 350 grammes de viande avec os par semaine ; 200 grammes de riz, 500 grammes de sucre et 250 grammes de pâtes par mois…

Tick­ets de rationnement pour des pommes de terre et du lait, dis­tribués en France en 1944. © Musée Car­navalet

Une garantie pour protéger les plus faibles

Le rationnement, soit l’organisation pro­gram­mée de la dis­tri­b­u­tion de cer­tains biens, n’a pas tou­jours eu un effet repous­soir. En France, durant la Pre­mière guerre mon­di­ale, et au Roy­aume-Uni pen­dant la Sec­onde, ces poli­tiques ont été accep­tées, voire plébisc­itées, par la pop­u­la­tion.

«Avec une poli­tique de rationnement, on place un pla­fond à la con­som­ma­tion que cha­cun peut avoir d’un type de bien, mais cela va néces­saire­ment de pair avec un planch­er. Si on lim­ite les con­som­ma­tions des uns, c’est pour assur­er et garan­tir un min­i­mum acces­si­ble à tous les autres», détaille à Vert Mathilde Szu­ba, enseignante-chercheuse en sci­ence poli­tique à Sci­ences Po Lille et autrice d’une thèse sur le sujet. Elle ajoute : «Le rationnement est tou­jours une mesure sociale visant à pro­téger les plus faibles et leur don­ner accès à la con­som­ma­tion d’un bien jugé essen­tiel».

Aujourd’hui, avec le dérè­gle­ment cli­ma­tique et l’érosion de la bio­di­ver­sité qui s’intensifient, le recours au rationnement refait sur­face.

Les Pyrénées-Orientales à l’avant-poste des restrictions d’eau

«Les Pyrénées-Ori­en­tales sont le seul départe­ment de France à avoir con­nu un épisode de sécher­esse aus­si intense, aus­si long et aus­si impor­tant. De fait, des restric­tions d’usage sont en vigueur sans dis­con­tin­uer depuis juin 2022», pré­ci­sait, début avril, le préfet du départe­ment Thier­ry Bon­nier, dans la présen­ta­tion de son «plan d’action» pour la ges­tion des ressources hydriques.

Au print­emps 2023, plusieurs vil­lages du départe­ment ont dû être rav­i­tail­lés par camion-citerne et bouteilles, alors que le réseau d’eau potable était à sec. Un an après, cette dis­tri­b­u­tion a tou­jours cours dans une dizaine de vil­lages.

Dis­tri­b­u­tion d’eau à Bouleternere (Pyrénées-Ori­en­tales), le 20 avril 2023. © JC Milhet/Hans Lucas/AFP

Les restric­tions dans les Pyrénées-Ori­en­tales auront per­mis «d’économiser beau­coup d‘eau», se félicite la pré­fec­ture. Entre 2022 et 2023, les con­som­ma­tions ont par exem­ple été 12% moins élevées sur le ter­ri­toire de Per­pig­nan, avec un pic à 30% de baisse pen­dant l’été 2023. Un nou­v­el arrêté pré­fec­toral présen­té le 4 avril pro­longe et fait évoluer ces mesures d’économies pour le départe­ment.

Mais le rationnement ne fait pas tout et le «plan d’action» prévoit d’autres leviers pour «affron­ter ces con­séquences inédites du change­ment cli­ma­tique». Au pro­gramme : lut­ter con­tre les fuites sur le réseau d’eau potable, expéri­menter la recharge des nappes phréa­tiques, réu­tilis­er les eaux usées, étudi­er des pro­jets de réserves d’eau, tester de petites unités de dessale­ment.

La piste du «compte carbone» individuel

Alors que nos émis­sions de gaz à effet de serre doivent baiss­er dras­tique­ment pour enray­er le change­ment cli­ma­tique, ces mesures de rationnement doivent s’anticiper. Il s’agit d’éviter une mise en œuvre désor­don­née, inef­fi­cace, injuste.

Dans ce con­texte, des théoricien·nes, des asso­ci­a­tions, des femmes et des hommes poli­tiques plaident pour la mise en place d’un «compte car­bone indi­vidu­el». Ce mécan­isme attribuerait aux citoyen·nes un bud­get CO2 annuel, décomp­té en fonc­tion de leurs choix de con­som­ma­tion (notre décryptage).

«L’avantage des poli­tiques de quo­tas est de garder une cer­taine sou­p­lesse et une lib­erté pour les gens de choisir com­ment s’y pren­dre pour réduire leurs émis­sions, le tout en ayant une lim­ite com­plète­ment stricte en matière de résul­tats écologiques», estime Mathilde Szu­ba. Une manière d’éviter l’interdiction pure et dure de cer­tains biens ou pra­tiques, tout en assur­ant une véri­ta­ble réduc­tion des émis­sions.

Accompagner la sobriété

Avant le déploiement de tels dis­posi­tifs à grande échelle, il faut accom­pa­g­n­er les démarch­es de sobriété sur le ter­rain. C’est à cela que s’emploie l’association Amorce. Elle inter­vient depuis les années 1990 auprès des col­lec­tiv­ités pour infléchir leurs con­som­ma­tions d’eau et d’énergie, et leur pro­duc­tion de déchets.

«S’agissant de l’eau, on s’y intéresse de près depuis cinq ans env­i­ron, explique à Vert Nico­las Gar­nier, délégué général d’Amorce. Car la tran­si­tion écologique dans ce domaine n’a pas vrai­ment com­mencé. Et les freins à lever sont nom­breux.»

Nom­breuses sont les villes française à s’être déjà engagées pour mieux préserv­er cette ressource vitale : Nantes récupère les eaux de pluie, Saint-Nazaire a mis en place des comp­teurs intel­li­gents, Lille arrose ses espaces verts au goutte à goutte, Limo­ges utilise l’eau des piscines pour le net­toy­age et Auril­lac investit dans la réu­til­i­sa­tion des eaux usées. Depuis 2023, Amorce a réu­ni une soix­ante d’agglomérations français­es dans un réseau, pour relever le défi d’une baisse de 10% de leurs con­som­ma­tions hydriques d’ici à 2025.

Com­ment faire accepter des mesures con­traig­nantes, dont le rationnement est la forme la plus sévère ? Tel est sans doute l’un des défis de la tran­si­tion écologique.

«Il faut que ce soit juste, dans le sens où il n’y a pas de gens épargnés ou exemp­tés de cet effort, syn­thé­tise Mathilde Szu­ba. Ensuite, que ce soit jus­ti­fié, c’est-à-dire qu’on le fasse pour quelque chose qui a du sens — par exem­ple, la crise écologique est aujourd’hui en tant que véri­ta­ble men­ace. Enfin, il faut générale­ment un degré impor­tant de con­fi­ance envers les autorités qui les met­tent en place pour que ces déci­sions soient jugées démoc­ra­tiques et per­ti­nentes». Une sorte de pro­gramme poli­tique tail­lé pour les chaudes années à venir.

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