Analyse

Envoyer moins de courriels : un geste symbolique, mais inefficace, pour le climat

Souvent présentés comme de gros consommateurs d’énergie, les e-mails occupent pourtant une infime partie du bilan carbone des services numériques.
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L’empreinte car­bone pré­sumée gigan­tesque des cour­riels est un sujet traité fréquem­ment dans les médias, mais sou­vent de manière exagérée ou même erronée.

Selon eux (et même selon la min­istre française de la Tran­si­tion énergé­tique), réduire la quan­tité de cour­riels envoyés et les effac­er serait des mesures impor­tantes pour réduire notre empreinte car­bone.

L’impact des ser­vices numériques (regarder des films et des séries en con­tinu, écouter de la musique, envoy­er des cour­riels, faire des ren­con­tres en visio­con­férence, etc.) est bel et bien réel et en crois­sance depuis plusieurs années. Le secteur des tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC) représente 2,1–3,9 % des émis­sions mon­di­ales annuelles de gaz à effet de serre (GES) d’origine anthropique. Cepen­dant, l’empreinte car­bone exagérée des cour­riels est trompeuse vis-à-vis d’autres leviers d’action qui per­me­t­traient de réduire sub­stantielle­ment l’impact des util­isa­teurs asso­ciés aux TIC.

En tant que chercheurs tra­vail­lant sur la quan­tifi­ca­tion des émis­sions de GES anthropiques, dont celles provenant de l’utilisation des TIC, nous pen­sons qu’il est impor­tant de déboulon­ner ce mythe, qui per­dure depuis plusieurs années, afin que nous puis­sions nous con­cen­tr­er sur la réduc­tion des sources les plus impor­tantes de GES dans le secteur des TIC.

L’origine de la popularité de l’empreinte carbone des courriels

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il con­vient de com­pren­dre l’origine des pre­miers chiffres ven­tilés par les médias à pro­pos de l’impact de cour­riels.

L’idée qu’envoyer moins de cour­riels per­me­t­trait de réduire une quan­tité impor­tante de GES a été pop­u­lar­isée par Mike Bern­ers-Lee dans son livre How Bad Are Bananas ? The Car­bon Foot­print of Every­thing, pub­lié en 2010. Pour la petite his­toire, l’auteur est frère de Tim Bern­ers-Lee, créa­teur de la nav­i­ga­tion via les adress­es web (www, URL) et l’un des précurseurs de l’Internet.

Deux mains tapant sur un ordinateur portable
Quan­ti­fi­er l’empreinte car­bone de l’envoi de cour­riels, ou de tout autre ser­vice numérique, n’est pas une tâche facile. (Unsplash)

Les chiffres men­tion­nés dans ce livre ont été repris par plusieurs médias autour du globe, même au Cana­da, ce qui a con­tribué à ren­forcer cette idée.

Par ailleurs, dans une déc­la­ra­tion pour le Finan­cial Times en 2020, Mike Bern­ers-Lee s’est mon­tré pru­dent par rap­port à l’interprétation de ses cal­culs. Il a déclaré que ses esti­ma­tions étaient utiles pour lancer des con­ver­sa­tions plus larges, mais qu’il était essen­tiel de met­tre l’accent sur des ques­tions plus impor­tantes liées aux TIC.

Envoyer moins ou supprimer des courriels n’est qu’un geste symbolique

Que se passerait-il si nous décid­ions d’envoyer sig­ni­fica­tive­ment moins de cour­riels ou encore de sup­primer nos cour­riels qui ne sont plus utiles ? À part libér­er un peu de place dans les serveurs qui les héber­gent, rien ne laisse croire que cela pour­rait réduire de manière impor­tante la con­som­ma­tion énergé­tique des infra­struc­tures numériques. Voici pourquoi :

1) Les sys­tèmes de stock­age et de trans­mis­sion de don­nées numériques fonc­tion­nent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 avec une con­som­ma­tion d’énergie de base plus ou moins con­stante, même lorsqu’ils ne sont pas sol­lic­ités. En effet, les réseaux sont dimen­sion­nés pour faire face aux deman­des de pointe. Que le cour­riel soit envoyé ou pas, les réseaux utilis­eront à peu près la même quan­tité d’énergie.

2) Il est vrai qu’une quan­tité incroy­able de pour­riels (122 mil­liards en 2022) et de cour­riels authen­tiques (22 mil­liards) sont envoyés par jour. Même si ces chiffres sem­blent inquié­tants, l’échange de cour­riels ne représente que 1 % du traf­ic Inter­net. À titre de com­para­i­son, les ser­vices de vidéo représen­tent env­i­ron 82 % du traf­ic Inter­net et pour­raient encore aug­menter dans les années à venir.

3) Sachant que 85 % du traf­ic des cour­riels sont en fait des pour­riels, envoy­er moins de cour­riels à l’échelle indi­vidu­elle a une influ­ence lim­itée pour dimin­uer la quan­tité de cour­riels qui cir­cu­lent sur le web.

un router
La con­som­ma­tion d’électricité asso­ciée aux appareils élec­tron­iques reste plus ou moins la même, car nos ordi­na­teurs et nos rou­teurs restent sou­vent allumés. (Unsplash)

4) Que le cour­riel soit envoyé ou pas, nos ordi­na­teurs et rou­teurs seront tou­jours allumés. La con­som­ma­tion d’électricité asso­ciée aux appareils élec­tron­iques sera donc plus ou moins tou­jours la même. Il est très rare que nous allu­mions un ordi­na­teur unique­ment pour envoy­er un cour­riel.

5) L’impact asso­cié à l’utilisation des cen­tres de don­nées et les réseaux de trans­mis­sion est extrême­ment faible lors de l’envoi des cour­riels. Pour avoir un ordre d’idée, par­courir 1 km avec une voiture com­pacte émet autant de GES que l’électricité util­isée pour trans­fér­er et stock­er 3 500 cour­riels de 5 Mo. Un autre exem­ple, l’électricité néces­saire pour chauf­fer une tasse de thé dans une bouil­loire con­somme autant d’électricité que le trans­fert et le stock­age de 1 500 cour­riels d’un Mo.

6) Dépen­dam­ment du temps néces­saire pour tri­er et effac­er des cour­riels, l’empreinte car­bone de l’utilisation de l’ordinateur et l’impact imputé à sa fab­ri­ca­tion peu­vent être plus impor­tants que ce qu’on pour­rait éventuelle­ment réduire en les sup­p­ri­mant. Par exem­ple, effac­er 1 000 cour­riels aurait un béné­fice car­bone d’environ 5 g d’éq. CO2. En se bas­ant sur le bou­quet élec­trique de la province de l’Alberta (élec­tric­ité très car­bonée), l’impact d’utiliser un ordi­na­teur portable pour 30 min­utes émet 28 g d’éq. CO2 (fab­ri­ca­tion + élec­tric­ité). Dans un con­texte québé­cois (élec­tric­ité bas car­bone), ce chiffre baisse à 5 g d’éq. CO2. En résumé, sup­primer manuelle­ment ses cour­riels peut entraîn­er plus d’impact que de sim­ple­ment les stock­er, puisque cela représente du temps passé devant l’ordinateur.

Comment réduire l’empreinte carbone de nos courriels ?

Pour quan­ti­fi­er l’empreinte car­bone d’un cour­riel, il faut pren­dre en compte l’ensemble des étapes impliquées dans son cycle de vie ; depuis l’écriture jusqu’à la récep­tion et lec­ture de cour­riels.

L’empreinte car­bone des cour­riels est prin­ci­pale­ment asso­ciée à la fab­ri­ca­tion des appareils élec­tron­iques qui sont util­isés pour les écrire et les lire (env­i­ron 70–90 %). La phase d’utilisation gagne de l’importance, et peut être même supérieure à la fab­ri­ca­tion, lorsque l’électricité util­isée pour ali­menter les appareils élec­tron­iques est majori­taire­ment pro­duite à par­tir de com­bustibles fos­siles (comme en Alber­ta).

La meilleure manière de réduire l’empreinte car­bone des cour­riels con­siste à allonger la durée de vie des appareils élec­tron­iques et à utilis­er ceux moins gour­mands en élec­tric­ité.

Choisissons nos batailles

Il s’avère ain­si plus judi­cieux de con­cen­tr­er notre temps et notre énergie dans des actions qui sont vrai­ment effi­caces pour réduire notre empreinte car­bone asso­ciée à l’utilisation de ser­vices numériques (acheter moins de pro­duits élec­tron­iques et surtout pro­longer leur durée de vie) et à d’autres activ­ités quo­ti­di­ennes à fort impact (trans­port, ali­men­ta­tion et le chauffage).

En somme, vous pou­vez sup­primer vos cour­riels pour gag­n­er de la place de stock­age ou pour trou­ver ce que vous cherchez plus rapi­de­ment… mais pas néces­saire­ment pour sauver la planète !

Cet arti­cle est repub­lié à par­tir de The Con­ver­sa­tion, sous licence Cre­ative Com­mons. Il a été rédigé par Luciano Rodrigues Viana, Doc­tor­ant en sci­ences de l’en­vi­ron­nement à l’Uni­ver­sité du Québec à Chicouti­mi (UQAC), Jean-François Bouch­er, Pro­fesseur d’e­co-con­sult­ing à l’Uni­ver­sité du Québec à Chicouti­mi (UQAC) et Mohamed Cheri­et, Pro­fesseur à l’ École de tech­nolo­gie supérieure (ÉTS) Vous pou­vez lire l’article orig­i­nal ici.