Entretien

En finir avec les fossiles : qu’est-ce que ça veut vraiment dire ?

Ce ne sera pas fossile. Sujet central de la 28ème conférence mondiale sur le climat, la sortie du gaz, du pétrole et du charbon est indispensable pour maintenir un climat vivable. Mais peu d’entre nous réalisons ce que cela implique réellement, s’inquiètent Maxime Katgely et Juliette Jannes, deux ingénieur·es passé·es de l’industrie pétrolière (Exxon Mobil) au conseil en décarbonation (RongYi Solutions).
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Dès le premier jour de la COP28, plus d’une centaine de pays – dont les 27 membres de l’Union européenne – ont souhaité une sortie rapide des énergies fossiles (sauf en cas de captage du CO2). C’est inédit. Peut-on y voir un élan politique ?

Maxime Katge­ly : On peut en effet se féliciter qu’une par­tie du corps poli­tique relaie enfin le con­stat établi sci­en­tifique­ment depuis des années. Mais il ne faut pas non plus être naïfs sur la sit­u­a­tion. D’une part, il y a aus­si un grand nom­bre de pays – notam­ment les pro­duc­teurs de ces hydro­car­bu­res – qui sont stricte­ment con­tre la sor­tie des fos­siles, et le débat se polarise plus qu’il ne s’apaise.

D’autre part, les faits sont plus tan­gi­bles que les dis­cours. Force est de con­stater que la con­som­ma­tion d’énergies fos­siles con­tin­ue d’augmenter au niveau mon­di­al. L’Agence inter­na­tionale de l’énergie entrevoit une décrue à hori­zon 2030, mais elle est loin d’être assez rad­i­cale. En France, la part d’énergies fos­siles dans la con­som­ma­tion finale est passé de 62 à 58 % en dix ans, c’est seule­ment 4 points de baisse ! (notre arti­cle)

Juli­ette Jannes : Ce qui nous inquiète surtout, c’est que la sor­tie des fos­siles reste exclu­sive­ment perçue comme un change­ment de mod­èle énergé­tique, alors que c’est beau­coup plus com­plexe que ça, car elles sont partout dans nos vies. Aujourd’hui, nos sociétés sont entière­ment cen­trées sur le pét­role et on con­tin­ue même à créer de nou­veaux usages, donc à se créer de nou­veaux prob­lèmes.

25% du pét­role brut est aujourd’hui util­isé pour des appli­ca­tions non énergé­tiques : on pense bien sûr à l’asphalte de nos routes, aux pneus de nos voitures et de nos vélos, mais il est aus­si omniprésent dans la chimie et four­nit des molécules qui sont cri­tiques, y com­pris pour la tran­si­tion écologique.

Il faut beau­coup de pét­role pour fab­ri­quer une éoli­enne, un vélo ou une voiture élec­trique ! C’est un peu moins vrai pour le gaz, mais tout de même : pour faire fon­dre la sil­ice qui est util­isée dans les pan­neaux solaires, on a besoin de chaleur à très haute tem­péra­ture. Or, on ne sait pas l’atteindre sans brûler du gaz.

Juli­ette Jannes © RongYi Solu­tions

Dans son scénario pour contenir le réchauffement sous 1,5°C, le GIEC entrevoit que la consommation de pétrole baisse de 60% et celle du gaz de 45% d’ici à 2050. On pourrait donc cesser d’utiliser les hydrocarbures comme énergie pour préserver d’autres usages critiques, non ?

Juli­ette Jannes : Hélas, c’est un peu plus com­pliqué, car les usages qui sont faits des hydro­car­bu­res sont con­nec­tés les uns aux autres. Prenons un bar­il de pét­role brut : il est aujourd’hui util­isé à 100% dans des usages mul­ti­ples.

Un peu comme on dis­tille du whisky, on raf­fine le brut pour récupér­er en haut de la cuve les molécules les plus légères qui seront util­isées dans la chimie. Ensuite, il y a les car­bu­rants (essence, diesel, kérosène). Le traf­ic flu­vial utilise du fioul lourd, c’est-à-dire peu raf­finé. Et puis il y a les bitumes, les asphaltes qui sont un peu le moût en fonds de cuve.

«Pour une sor­tie cohérente des hydro­car­bu­res, il faudrait que tous les usages décrois­sent en même temps»

Les vol­umes de pro­duc­tion de chaque sous-pro­duit sont inter­dépen­dants. En clair, si la pro­duc­tion de l’un baisse, l’autre doit baiss­er aus­si ou alors, on se retrou­ve avec un co-pro­duit dont il faut se débar­rass­er. Pen­dant la pandémie de covid, par exem­ple, on avait encore besoin de car­bu­rants (essence et diesel), mais pas de kérosène, car les avions étaient cloués au sol. On a dû en brûler pour s’en débar­rass­er. En clair, pour une sor­tie cohérente des hydro­car­bu­res, il faudrait que tous les usages décrois­sent en même temps.

Maxime Katge­ly : Dans la plu­part des scé­nar­ios de neu­tral­ité car­bone à 2050, la mobil­ité s’électrifie forte­ment et la con­som­ma­tion de car­bu­rants dimin­ue dras­tique­ment. Dans le même temps, on veut utilis­er le pét­role brut pour des appli­ca­tions non énergé­tiques, à hau­teur de 70% (con­tre 25 % aujourd’hui). Aujourd’hui, c’est au-delà de nos capac­ités tech­niques. On ne sait pas le faire. Si je pou­vais don­ner un con­seil aux négo­ci­a­teurs à la COP28, ce serait de tripler les investisse­ments en recherche et développe­ment pour ten­ter d’y par­venir.

Maxime Katge­ly © RongYi Solu­tions

Il existe pourtant des alternatives au pétrole, y compris en dehors des carburants. Qu’en est-il des plastiques biosourcés ou de la chimie du végétal par exemple ?

Juli­ette Jannes : Tech­nique­ment, beau­coup de choses exis­tent en effet, mais il faut être très clair sur les ordres de grandeur. La chimie biosour­cée – où l’on rem­place les molécules d’origine fos­siles par des molécules issues de la bio­masse – ne représente aujourd’hui que 2% des vol­umes. Le recy­clage des plas­tiques pla­fonne à 10% de la con­som­ma­tion totale.

La pro­duc­tion d’huile végé­tale représente 200 mil­lions de tonnes annuelles alors que les plas­tiques en utilisent 500 mil­lions à eux seuls. Il y a un enjeu d’échelle qui est mas­sif, mais aus­si de coût, car le pét­role reste très bon marché en com­para­i­son de ces alter­na­tives. La sobriété est donc incon­tourn­able pour réduire le plus pos­si­ble tous les usages.

Ensuite, il va fal­loir pri­oris­er : à la fois les usages du pét­role, mais aus­si ses alter­na­tives. On sait par exem­ple qu’il n’y aura pas suff­isam­ment de bio­masse pour sat­is­faire tous les usages. On peut faire du kérosène à par­tir de bio­masse, mais il faut décider si on le garde pour les héli­cop­tères du SAMU ou pour les jets privés.

Maxime Katge­ly : En con­clu­sion, on ne peut pas sim­ple­ment deman­der aux pays pro­duc­teurs d’hydrocarbures de ser­rer les vannes. Cela serait extrême­ment bru­tal et frap­perait tout par­ti­c­ulière­ment les pays pau­vres qui n’ont pas les moyens d’utiliser des alter­na­tives. Le monde entier – et pas seule­ment les pays pro­duc­teurs – doit dépass­er cette tragédie des hori­zons où le pét­role assure la prospérité à court terme, mais nous men­ace à moyen terme.

Pho­to d’illustration : Vue d’une raf­finer­ie. © Luc Poupard / Flickr