En arrière-plan, un clocher de pierre et un vieux conifère. Juste devant, le toit de la crèche « les Coquinoux » et celui de la maison des associations sont coiffés… de panneaux photovoltaïques. Un imperceptible changement de décor, dans ce village de Saint-Just de Claix, lié au développement de la centrale villageoise Portes du Vercors. Créée en 2016, cette société par actions simplifiées (SAS) est présidée bénévolement par Jacques Regnier. Également à la tête de l’Association nationale des centrales villageoises, cet ancien manager d’un service clientèle se félicite de voir se propager ces panneaux un peu spéciaux.
Spéciaux, car ils appartiennent aux 160 citoyens-actionnaires de la Centrale villageoise locale qui, avec l’aide d’une dizaine de bénévoles et en association avec les collectivités et les entreprises locales, s’attachent à promouvoir les énergies renouvelables (EnR) locales. Leurs 18 installations sont financées en partie en fonds propres et par des emprunts bancaires, pour une puissance installée de 280 kilowatts-crête (kWc), l’équivalent de la consommation électrique de 120 foyers par an, selon la centrale Porte du Vercors.
Le modèle, qui fonctionne de manière coopérative, fait des émules. Quelques kilomètres plus au nord, à Varacieux (Isère), un échafaudage est appuyé sur une grande halle ; signe que 160 mètres carrés de panneaux seront installés d’ici quelques jours. « On ne va pas sauver le monde… mais on peut participer ! », commente l’un des acteurs de ce projet en observant d’en dessous le versant du long toit tourné vers le sud. Cheveux grisonnants, petites lunettes et veste de sport grise sur le dos, Luc Delva est inquiet de « voir les choses partir en capilotade ». Mais il n’a pas perdu tout enthousiasme. Il y a deux ans, il participait à la création de Wattisère, une centrale villageoise sur le modèle de sa voisine. Le voici qui assiste aujourd’hui aux finitions des quatre premiers chantiers photovoltaïques de la société. À cinq kilomètres de là, en contrebas de l’église de Chasselay, les panneaux germano-coréens de la salle des fêtes installées par une entreprise du coin n’attendent plus que le soleil pour produire de l’électricité qui sera vendue à EDF. Le matériel sera cédé à la collectivité, propriétaire du toit, à l’issue d’un bail de 20 ans.
Un placement plus rentable qu’un livret A
Sur ce territoire qui rassemble 20 communes entre le parc du Vercors et le plateau de Chambaran, chaque investisseur reçoit une partie des dividendes — un placement « plus intéressant qu’un livret A », promet l’association. Côté facture : rien ne change pour les habitant·es. Luc Delva voit dans cette initiative une opportunité de créer du débat public. Car si l’énergie est au centre des préoccupations « pécuniaires » pour beaucoup de gens, « il faut que cela devienne un sujet de réflexion, que les citoyens le prennent en main et ne se contentent pas de dire qu’ils ne sont pas satisfaits ». « C’est la base qui donne l’exemple aux élus. Il ne faut pas tout attendre des collectivités et des politiques, il faut les pousser », enchérit Jacques Regnier.
À l’origine, ce sont les Parcs naturels régionaux (PNR) — notamment celui du Vercors — qui ont enclenché la dynamique. Confronté à un projet de parc au sol qui a été abandonné plus tard, le PNR du Vercors s’inquiétait d’« une sorte de bulle spéculative sur le photovoltaïque. Le territoire était beaucoup démarché par des opérateurs privés », explique Noémie Poize, responsable du Pôle énergies renouvelables à l’Agence régionale de l’énergie et de l’environnement en Auvergne-Rhône-Alpes (Aura-EE).
L’agence a alors porté un projet sur huit sites pilotes, axé sur le respect des paysages et du patrimoine. Les centrales photovoltaïques ont commencé à produire en 2014. « Le modèle a essaimé de façon naturelle » jusqu’en 2018, date à laquelle l’association nationale a pris le relais sur l’animation du réseau. Au-delà de la soixantaine de centrales villageoises que compte le pays, dont Aura-EE reste partenaire, le paysage français de l’énergie citoyenne s’est structuré. Énergies partagées, l’association qui réunit les divers projets d’énergie citoyenne au-delà des centrales villageoises, recense aujourd’hui 269 projets labellisés. Fin 2021, le ministère de la Transition écologique dénombrait 256 projets d’EnR à gouvernance locale, dont 142 en fonctionnement produisant environ 200 MW en exploitation. « Au total, 19 000 citoyens sont impliqués », précise le gouvernement.
La marge de progression reste importante. « Si on prend juste ces projets comptabilisés par Énergie partagée, cela représente aujourd’hui moins de 1 % des capacités installées [au total en France, NDLR] pour l’éolien et le photovoltaïque. À titre de comparaison, les projets équivalents représentent 40 % des capacités installées en Allemagne », observe Andreas Rüdinger, spécialiste des politiques énergétiques et climatiques à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Mais, souligne-t-il, « il y a une dynamique croissante depuis les dix dernières années ». Le ministère a d’ailleurs rendu publique une feuille de route fixant un objectif de 1000 nouveaux projets d’énergie renouvelable à gouvernance locale d’ici 2028.
Un jackpot citoyen
Le modèle va devoir s’étoffer et les centrales villageoises envisagent de miser sur d’autres filières, notamment de petites centrales hydroélectriques. Porte du Vercors et Wattisère participent par ailleurs à un collectif promouvant les économies d’énergie et la sobriété énergétique. Avec les retombées positives sur le territoire via les dividendes, les loyers aux propriétaires de toitures et le recours aux entreprises locales (« le vrai effet ruissellement », selon Jacques Regnier), ces projets pourraient limiter les tensions autour de l’installation des énergies renouvelables. Et, ainsi, accélérer localement la transition énergétique. D’autant que « le recours à l’épargne citoyenne est également un levier de financement pour la transition énergétique », ajoute Noémie Poize.
En plus de leur valeur énergétique, ce type de projet pourrait bien avoir « une valeur démocratique », aux dires d’Andreas Rüdinger. « Avec des phénomènes comme les Gilets jaunes et un sentiment de ras-le-bol-général, on se rend compte de l’importance de l’appropriation locale, insiste le chercheur. En Allemagne, ce sujet a su ratisser au-delà des cercles “écolos” traditionnels. Or, si les gens ne se sentent pas investis, on aura du mal à changer de modèle ». Cette « vision très mobilisatrice » ne doit toutefois pas occulter, selon lui, le fait qu’« on a besoin des réseaux européens d’énergies renouvelables, de l’agrégation à une échelle géographique très large. Opposer les deux modèles peut nous mener dans une impasse ».