Parti prix. Corinne Royer vit entre les hauts plateaux du Pilat et l’Uzège et puise dans le vivant la matière de son œuvre littéraire. Ceux du lac (Seuil), son sixième roman, vient d’être couronné du prix du roman d’écologie. Inspiré d’une histoire vraie, le texte interroge la perte du lien à la nature et la création de réserves naturelles comme nouvelle domination. Entretien avec une autrice qui préfère faire ressentir plutôt que démontrer.
Votre roman, Ceux du lac, vient de recevoir le prix du roman d’écologie. Quel est votre rapport à l’écologie ?
Je vis au cœur d’une nature très sauvage : je vois des chevreuils chaque jour, des renards environ une fois par semaine. C’est un environnement vibrant de vie, mais je ressens aussi très concrètement les effets de la dégradation des milieux naturels, ce qui nourrit une forme d’écoanxiété. Telle petite rivière qui coulait toute l’année est aujourd’hui à sec, et certains passereaux ont disparu.

Pour autant, je ne me considère pas comme une autrice engagée. Pour décrire et célébrer cette nature, j’ai besoin d’une approche empirique. Ce que je raconte dans mes romans, ce sont des histoires qui captent ma sensibilité, qui s’imposent à moi. C’est un besoin de dire cela. Je n’écris pas sur l’écologie : ce n’est jamais un choix délibéré ou stratégique.
Dans Ceux du lac, il y a une dimension profondément intime. Entre mes dix et douze ans, j’ai passé du temps avec une famille tzigane. Et je crois que l’on écrit toujours à partir de l’enfance. C’est d’abord une histoire personnelle, puis elle vient interroger le monde. Je ne choisis jamais un sujet parce qu’il est politique, mais parce qu’il me touche, de manière viscérale.
Votre roman est basé sur l’histoire vraie d’une famille tzigane délogée d’une cabane au bord d’un lac en Roumanie. Comment en avez-vous eu connaissance ?
À l’origine, c’est un ami roumain qui m’a fait lire un article sur cette famille tzigane. J’ai toujours été entourée de Roumains. Certains vivent encore en France, d’autres sont retournés en Roumanie.
Mon précédent livre, Pleine terre, s’inspirait lui aussi de faits réels. Mais je ne me considère pas comme journaliste : je fais un travail de fiction. Ce qui m’intéresse, ce sont les zones d’ombre, les silences de l’histoire, ce qui échappe aux archives et aux récits officiels. J’essaie de raconter ce que ces faits disent de notre époque, ce qu’ils provoquent dans les corps et dans les cœurs.
Un documentaire roumain a été réalisé sur cette même histoire. Je ne l’ai regardé qu’après avoir terminé l’écriture du livre. En réalité, le film cherche la même chose : il s’attache à l’intimité des personnages et permet de ressentir, au plus près, ce que cette famille a vécu en lien avec la nature.
Ce roman raconte une utopie : celle de cette famille qui vit au bord d’un lac à seulement quelques kilomètres de Bucarest. En quoi vient-il questionner notre rapport au vivant et à la nature ?
Il y avait ce delta, un lieu presque magique, à seulement sept kilomètres du centre de Bucarest. Pendant vingt ans, il a été laissé à l’abandon, et la nature y a repris ses droits. C’est là que vivait la famille Enache : un père tzigane et ses six enfants.
Dans la première partie du livre, j’ai voulu célébrer la beauté de ce lieu. Rappeler cette source d’émerveillement qu’est la nature sauvage, même lorsqu’elle est vaste, rude, indomptée. Et souligner les enseignements que peut offrir une vie au contact direct de cette nature. C’était une manière de rappeler aux lecteurs que cette beauté, cette harmonie, s’est peu à peu effacée de notre champ de perception. Nos sens ne sont plus à l’écoute du sauvage. Notre lien avec la nature est devenu distancié, épisodique et surtout marchand. Quand on part skier à la montagne, on consomme un décor. On paie pour une expérience.
J’ai aussi voulu raconter ce qui se passe quand ce lien est brutalement rompu. Cette séparation est douloureuse. Elle résonne en chacun de nous. Car nous sommes tous, à notre manière, en train de vivre la perte du vivant, même si nous n’en avons pas pleinement conscience. Notre rapport à la nature s’est profondément déstructuré.
Cet arrachement pose une question : qui a le droit de vivre en pleine nature ?
Lorsque j’ai découvert cette histoire en Roumanie, j’ai immédiatement pensé au livre Le colonialisme vert, de Guillaume Blanc. Il y décrit comment, au nom de la préservation des espaces et des espèces, on expulse des populations autochtones pour créer des parcs naturels ou des réserves. Dans un parc en Inde, plus d’une centaine de paysans ont été abattus par des gardes parce qu’ils continuaient à cultiver leurs terres. Pendant ce temps, des avions remplis de touristes viennent «expérimenter» la nature, dans un rapport entièrement marchand au sauvage – avec, bien sûr, des conséquences en termes d’émissions de gaz à effet de serre, de perturbation des écosystèmes et de stress pour la faune.

La création même de sanctuaires raconte quelque chose de notre incapacité à cohabiter avec le vivant. Nous ne savons plus vivre ensemble. Il faut désormais séparer, réglementer, chronométrer.
Je me suis aussi intéressée aux travaux de l’historien Richard Grove, qui a déconstruit le mythe de l’Éden sans présence humaine – une invention occidentale, conçue pour légitimer l’appropriation des terres, notamment à des fins de chasse ou de création de parcs. Créer des réserves, c’est encore exercer une forme de domination.
La perte du vivant est aussi représentée par la perte de la mère dans l’ouvrage. Quel parallèle faites-vous entre ces deux événements ?
Dans l’histoire réelle, la mère est bien présente. Mais dans Ceux du lac, elle est décédée. C’est la nature qui, peu à peu, prend sa place. Elle devient la mère pour ces enfants. Le roman s’ouvre sur une scène de pêche. Les enfants vivent au bord du lac, se baignent dans la rivière : ce lien à l’eau, c’est un retour à la matrice originelle.
On sent que cette famille vit en harmonie avec la nature. Elle n’entretient aucun rapport de domination avec le reste du vivant. Dans le grand opéra du monde naturel, elle est une musique parmi les autres, un souffle discret et accordé.
Notre perte collective, aujourd’hui, se fait dans un glissement lent, presque imperceptible. C’est ce caractère insidieux qui la rend si inquiétante : on ne voit pas toujours ce que l’on a perdu.
La famille, elle, est consciente de sa perte et a du mal à s’adapter à sa nouvelle vie…
Il y a, pour eux, une impossibilité à s’adapter. Dans le documentaire, le réalisateur interroge l’aîné des enfants – l’équivalent de Sasho dans Ceux du lac. La famille a été relogée dans un appartement. On les voit assis côte à côte, dans ce nouvel espace. Le réalisateur tente un mot d’encouragement : il dit que c’est pas si mal, qu’ils peuvent jouer au foot ici. L’enfant ne répond rien. Puis, soudain, il fond en larmes. Il dit : «Tu peux pas savoir comme ma cabane me manque.»
Ils ont une conscience aiguë de la perte. Et cette brutalité du déracinement, ils la portent dans leurs corps, dans leurs silences.
Pourtant, l’un des frères est curieux de ce nouveau monde…
La société de consommation s’autoentretient par le rêve : celui de la richesse, du confort, du téléphone portable. On peut avoir envie de tout cela, et c’est presque naturel. C’était important pour moi que cette voix-là soit aussi présente dans le livre.
On le perçoit aussi à travers le personnage de l’assistante sociale, qui cherche à leur offrir une forme de bonheur qu’elle juge légitime. Elle agit avec bienveillance, convaincue de leur faire du bien. Mais cela interroge, en creux, la manière dont une société peut imposer sa propre vision du bonheur, comme si celui-ci devait être unique, mesurable, normé.
Le texte articule la voix du récit avec une autre, plus poétique. D’où vient ce chant en vers ?
C’est un texte profondément romanesque. Il y a dans la langue quelque chose d’organique, une manière de parler de la nature comme on parlerait du corps humain. La nature est un corps à mille têtes, mille pattes, elle frissonne, elle se brouille, se dissout parfois – comme l’esprit du père, noyé dans les vapeurs d’alcool. Dans ce récit, j’ai ressenti le besoin de créer des respirations.
Les parties poétiques ont cette fonction : elles cherchent à entrer dans la conversation des âmes. Je pense ici au travail de Philippe Descola, notamment sur l’oniromancie [forme de divination par les rêves, NDLR]. Les peuples qu’il a étudiés débriefent chaque matin leurs songes : les plantes, les animaux venaient leur parler, à égalité. Le rêve, l’onirisme, la poésie occupent une place centrale dans leur rapport au monde. C’est cela que j’ai voulu faire entendre, notamment dans la scène du train.
Il y a ce rêve de la petite Naya, la promesse de son frère de l’emmener voir les bisons, et donc une réconciliation possible entre l’homme et l’animal. On me demande souvent : est-ce que Naya a vraiment vu les bisons ? Est-ce qu’ils ont vraiment pris le train ?
Les textes poétiques, je ne les ai écrits que la nuit, et toujours d’une seule traite. J’avais besoin d’entrer dans un état second. Ce fut un grand plaisir d’écriture, très libre, libéré du réel. Car au fond, quand on subit une perte, quand les fondations de notre équilibre vacillent, il reste cela : le rêve, la poésie. Ce sont des clés. Et cette promesse d’aller voir les bisons, c’est une manière d’ouvrir des horizons.
Quelle est la place du roman dans un monde qui vit des effondrements ?
En tant que romanciers, notre rôle est d’emmener les lecteurs vers des questionnements qu’ils ne se posaient plus. Milan Kundera disait que le roman est le lieu de la question. C’est une phrase que je garde toujours en tête.
Je crois qu’il ne faut pas confondre le romancier avec le sociologue, le politique ou le journaliste. Je me nourris de leurs travaux, de thèses, d’essais, de discours techniques, pour en faire autre chose. J’ai du mal avec les romans qui assènent des chiffres, qui cherchent à informer plutôt qu’à faire ressentir. Ce n’est pas le lieu du roman. Les données sont essentielles, bien sûr, mais en amont : pour comprendre, pour construire. Ensuite, il faut passer à autre chose. Il faut transposer, incarner, rendre sensible.
Je crois profondément en la force du romanesque. En tant qu’auteurs de fiction, notre travail, c’est de permettre au lecteur de ressentir. Pas de dire. Pas de démontrer. Mais de faire éprouver.