À l’occasion des dix ans de l’encyclique du pape François Laudato Si’ sur l’écologie, Vert s’associe au journal La Croix pour un partenariat inédit, qui a débuté mercredi 21 mai avec une grande soirée commune à l’Académie du climat, à Paris, autour de cette question : «Les spiritualités, un nouvel élan pour l’écologie ?»
🔥 Pendant un mois, Vert publie chaque semaine un reportage ou une enquête autour des spiritualités et de l’écologie. Voici le cinquième article de cette série.
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Ce soir-là, Juliette Quef, présidente de Vert, et Marie Dancer, journaliste à La Croix, ont interrogé deux expertes : Cécile Renouard et Corine Pelluchon.

Cécile Renouard est religieuse de l’Assomption, philosophe et économiste ; elle enseigne à l’École des Mines. Elle a aussi fondé le Campus de la transition, un organisme de formation situé à Forges (Seine-et-Marne) et destiné à la transition écologique.
Corine Pelluchon est philosophe, professeure à l’université Gustave-Eiffel. Elle est l’autrice d’Éthique de la considération (Seuil, 2018) ou encore Les Lumières à l’âge du vivant (Seuil, 2021).
Juliette Quef : Corine, quelle est votre définition de la spiritualité, peut-il y avoir une vision spirituelle de l’écologie ?
Corine Pelluchon : J’ai envie de retourner le titre que vous avez donné à cette soirée, «Les spiritualités, un nouvel élan pour l’écologie ?». Moi, je dirais que l’écologie peut être un nouvel élan pour la transformation de soi, et même pour la spiritualité. Alors c’est quoi, la spiritualité ? Je la définirais comme quelque chose qui est lié à l’existence, au vécu. C’est le rapport à l’incommensurable, à ce qui me dépasse ou qui est plus large que moi-même, plus large que ma vie individuelle, et que ce qui se trouve autour de moi.

C’est-à-dire le fait d’être conscient que nous sommes nés dans un monde plus vieux, plus vaste que nous-mêmes. Ce monde est composé de nos ancêtres, qui sont présents en nous puisque nous avons reçu l’existence de nos parents – et, à travers eux, celle d’une lignée de vivants. C’est le fait de ne pas se percevoir comme un empire dans un empire, mais comme solidaire des autres vivants. Le rapport à l’incommensurable, ça peut être quelque chose dont on fait l’expérience corporelle. L’approfondissement de la connaissance de soi nous rend sensibles à notre appartenance à ce monde commun. Tout cela, c’est ce que je peux appeler «spirituel».
Juliette Quef : Cécile, est-ce que la perte de spiritualité dans nos sociétés modernes est une cause de la crise écologique ?
Cécile Renouard : Nos modèles de consommation, de surconsommation, de surexploitation des ressources, nous conduisent vers un monde qui se vide de sa substance. Au sens propre, puisque nous polluons l’air, la terre, les océans. Prenons un exemple : la question des vêtements. Elle montre que nous sommes devenus fous.
À peu près 130 milliards de vêtements sont fabriqués chaque année. Sur ces 130 milliards, 100 milliards sont achetés, ce qui veut dire que 30 milliards vont directement dans des décharges. Et, pour fabriquer un jean, il faut entre 7 000 et 10 000 litres d’eau. Tout cela s’accompagne d’une prédation des ressources : une gabegie. Chaque Français, en moyenne, achète autour de 40 vêtements et quatre paires de chaussures – maintenant, avec l’ultra-fast fashion, c’est bien au-delà. Tout cela dit quelque chose de nos dysfonctionnements collectifs, qui entraînent une perte spirituelle, une perte de la relation à ces milieux vivants : à nous-mêmes.

Quand on dévore ce qui nous entoure, ça nous empêche d’avoir un rapport d’admiration, d’émerveillement. On peut dire que cette dévoration du monde dans nos modèles économiques, capitalistes, financiarisés et court-termistes, va de pair avec une perte de la dimension spirituelle.
Marie Dancer : Certains évoquent des solutions technologiques pour résoudre la crise écologique. On parle de «technosolutionnisme». La technique est-elle suffisante pour relever le défi de maintenir la planète habitable ?
Corine Pelluchon : De multiples solutions peuvent être trouvées. Mais ce que vous appelez technosolutionnisme est sans doute une impasse : cela risque d’invisibiliser ce que nous devrions réellement faire, en termes de transformation structurelle, de mode de production. Et puis, avec la technique, on soignera les symptômes mais on ne s’attaquera pas aux causes.
«L’éco-anxiété peut être une condition pour voir ce qui, malgré ce chaos, peut redonner confiance en l’avenir.»
Il faut s’intéresser aux causes de nos addictions : dépendance à la consommation, à des comportements contre-productifs. Pourquoi allons-nous si souvent à l’encontre de nos intérêts ? Pourquoi consommons-nous d’une manière qui ne nous rend pas toujours heureux ? Et je dis ça parce que je suis moi-même une fashion addict, je suis prise par le désir d’acheter des vêtements. Il y a parfois un décalage entre la théorie et la pratique. Ça traduit une difficulté que nous avons – nous et nos gouvernements – à réorienter l’économie, à changer nos styles de vie pour qu’ils soient moins énergivores.
Tout cela a peut-être quelque chose à voir avec notre mal-être. Les transformations socio-économiques, les pertes de repères familiaux, l’accélération dans le travail, le fait que chacun se sente insignifiant devant ce qui est trop grand pour nous – comme le réchauffement climatique –, cette possibilité d’un effondrement qui menace notre survie et celle des autres générations… nous nous sentons impuissants devant tout cela. Alors, la tentation est grande de transformer son impuissance en toute-puissance, de chercher à tout prix des certitudes.
Quel genre de certitudes ?
Corine Pelluchon : Parmi les certitudes faciles, ces manières de fuir la réalité difficile – de rejeter la peur de la mort, en fin de compte – il y a la polarisation ; l’adhésion à des récits simplificateurs qui nous font croire que nous sommes importants, voire supérieurs aux autres ; la désignation de coupables. Ce déni du réel s’accompagne d’un déni de la mort. Avant, la peur de mort, d’être oublié, de n’être rien, était accompagnée par les religions : aujourd’hui, chacun est seul face au deuil. Tout seul, face à de grandes questions.
De nos jours, pour s’informer, chacun pioche dans des sources multiples, pas toujours cohérentes. Nous sommes dans une situation qui expose les individus au risque de se perdre encore plus, d’aller encore plus à l’encontre de leurs intérêts.
Et les grandes transformations que nous vivons peuvent conduire à de l’éco-anxiété. Mais, finalement, celle-ci peut s’avérer être l’une des conditions pour s’ouvrir à l’inattendu, à l’espérance, pour voir ce qui – malgré ce chaos – peut nous redonner confiance en l’avenir. On peut retrouver, grâce son angoisse, l’aspiration profonde de vivre avec les autres, pour les autres ; un rapport au monde que j’appelle la considération.
Juliette Quef : Comment concilier la sobriété liée à la bifurcation écologique avec les libertés individuelles ?
Cécile Renouard : Il faut d’abord distinguer la sobriété choisie et la sobriété subie, qui est une forme de précarité. La sobriété choisie est heureuse, porteuse de sens et peut donner des ailes. Je vais prendre l’exemple de l’expérience concrète que nous faisons au Campus de la transition [un lieu expérimental, situé à Forges (Seine-et-Marne), pour former étudiant·es et enseignant·es à l’écologie, NDLR]. Nous avons installé le campus il y a sept ans dans un beau château… qui est aussi une passoire énergétique. Au départ, faute de solution de chauffage écologique – il n’y avait qu’une chaudière au fioul –, nous avons décidé de nous chauffer très peu, d’être dans une logique de sobriété. Nous avons dû accepter cette contrainte, faire ce choix collectivement, et cela rejoint la question du choix et des libertés individuelles.

Nous avons cherché des solutions techniques – il ne s’agissait pas de retourner à l’âge de pierre – pour nous chauffer, en acceptant de prendre le temps de la réflexion du bon mix énergétique. En attendant, nous avons étudié d’autres moyens de se tenir chaud : les bonnes vieilles bouillottes, les ponchos, etc. Et, maintenant, nous avons une chaudière à bois, du double vitrage… un niveau de confort thermique bien meilleur, en essayant toujours de contrôler notre consommation.
Pour moi, quand on s’engage, on ne perd pas sa liberté, on approfondit une liberté véritable. Je pense que l’un des enjeux de la transition est d’éviter d’en faire un tissu de normes, d’injonctions : tout ce qui peut paraître rébarbatif, pénible. Il faut au contraire montrer comment le fait de s’autocontraindre avec d’autres pour atteindre un objectif enthousiasmant – pour plus de solidarité, de justice – ça donne du sens, ça permet d’approfondir cette liberté fondamentale.
Marie Dancer : Peut-on trouver de la joie et de l’espérance face aux défis écologiques ? Et l’éco-anxiété peut-elle être vue comme un signe positif, celui d’une prise de conscience ?
Corine Pelluchon : Je trouve qu’il est difficile d’être lucide sans être anxieux. La remise en question de pans entiers de notre éducation, l’appréhension de dangers extrêmes, l’effondrement de certains rêves… tout cela représente un coût psychique. Dans mon livre L’espérance, ou la traversée de l’impossible [aux éditions Rivages, NDLR], j’opposais l’espérance à l’optimisme, qui n’est pour moi qu’une posture, le masque du déni, voire une manière de se dire qu’on a le contrôle. Je distinguais aussi l’espérance et l’espoir. L’espérance a une vertu théologale [qui se rapporte directement à Dieu, NDLR], à côté de la foi et de la charité, elle désigne l’attente de quelque chose qui a un rapport avec l’avenir. L’espoir, au contraire, est une attente personnelle. C’est le désir de voir ses souhaits réalisés dans un laps de temps assez court.
«La manière dont nous nous comportons avec les animaux, et dans la nature, est une manière de rendre grâce, de vivre.»
L’espérance suppose aussi la perte de ses illusions, la traversée de la négativité. C’est le fait d’assumer de ne rien contrôler. L’écrivain Georges Bernanos disait que l’espérance est le «désespoir surmonté». Il ne s’agit pas de dire non plus que le désespoir, c’est super : la dépression est un effondrement psychique qui peut conduire à l’autodestruction. Mais, finalement, quand on perd toutes ses illusions, on voit en face la réalité des difficultés, la possibilité de notre impossibilité. Ainsi, paradoxalement, on devient attentif à ce que l’on n’attendait pas, on s’ouvre à l’inattendu.
Marie Dancer : Y a-t-il une dernière conviction que vous voudriez partager ?
Corine Pelluchon : Je pense qu’il faut faire de l’écologie un levier, et non un fardeau. Il faut substituer le rapport de domination de la nature à un rapport où l’on reconnaît la valeur des choses. Reconnaître la valeur des choses, des personnes – prendre soin des autres –, ça suppose un grand chemin de l’individu pour comprendre qui il est, et quelle est sa place dans le monde.
Il s’agit d’élargir sa sphère de considération, de comprendre que nous ne possédons pas la terre, mais que nous en avons l’usufruit [le droit d’en jouir, sans en être propriétaire, et à condition d’en assurer la conservation, NDLR]. La manière dont nous nous comportons avec les animaux, et dans la nature, est une manière de rendre grâce, de vivre.
Dans le langage philosophique laïc, il y a l’idée de responsabilité. Une responsabilité qui anime ma liberté, qui n’est pas seulement une liberté pour moi, mais qui est une liberté «investie», comme disait le philosophe Emmanuel Lévinas.
Cécile Renouard : J’ai envie de parler de la notion du «dégagement joyeux». Celles et ceux qui connaissent la spiritualité de l’Assomption ont déjà entendu parler de cette expression, forgée par Sainte Marie-Eugénie [la fondatrice de la congrégation apostolique des Religieuses de l’Assomption, NDLR]. Je trouve que ce terme de «dégagement joyeux» peut être pris du point du vue spirituel chrétien, et aussi plus largement. Je peux l’illustrer en lisant une citation de Marie-Eugénie, qui parlait à l’époque à ses sœurs de l’Assomption :
«Je crois que, dans un dégagement joyeux, l’esprit de l’Assomption laisse de côté les lamentations, mais cherche ce que Dieu veut que nous fassions pour tirer des choses qui arrivent le meilleur parti possible pour son service et pour sa gloire ; abordant les choses de cette façon, vous comprenez avec quel dégagement joyeux, quelle force, quelle confiance, quelle liberté d’esprit, quelle simplicité, avec quelle droiture, avec quelle absence de choses et de paroles inutiles on traverse tout.»
C’est l’idée de se dégager de ce qui nous encombre. Un chemin de libération – de dégagement – pour s’engager.