Auprès de Vert, cet homme des coopératives détaille les difficultés de financement que rencontrent les organisations écologiques et sociales. Il annonce aussi le lancement prochain d’une fondation destinée à remettre de la démocratie dans l’économie et financer le «laboratoire R&D» du monde sobre et juste de demain.
D’où vient «l’Opération Milliard» pour financer une transition juste ?
Du constat de la tension qui existe entre des acteurs de terrain, qui portent des projets de transition écologique juste et sentent qu’ils inventent préfigure les modèles de demain (proches de l’innovation sociale, des modèles démocratiques, faiblement lucratifs), et leurs difficultés d’accès aux financements.
En avril 2023, j’ai fait un post LinkedIn qui disait : «Ça suffit, on ne peut pas être le monde de demain et qu’on nous file des cacahuètes. Unissons-nous pour constituer une force civile solide qui nous permette de faire progresser tout le monde sur ces questions !» L’élan était de leur dire : ne renoncez pas à votre fierté, à votre espoir.
Cela aurait pu rester un post, mais en 3 ou 4 semaines, un millier de dirigeants de projets ont rejoint l’appel. Des gens ont voulu monter des groupes de travail. On a fait un premier événement au collège des Bernardins en juillet et déterminé un plan d’action en 6 objectifs.
Qui compose le mouvement aujourd’hui ?
Nous avons 1 400 signataires et une centaine de personnes bénévoles actives. Ce sont essentiellement des directeurs généraux, présidents, fondateurs, des dirigeants de structures de l’Économie sociale et solidaire et d’entreprises.
Nous sommes aussi soutenus par gens qui ont une notoriété publique : Claire Thoury (Le mouvement associatif), Jean-Michel Ricard (Siel bleu), Gabriel Malek sur la décroissance ou François Dechy (maire de Romainville) par exemple.
Quelles difficultés de financement rencontrent les acteurs de la transition ?
Prenons l’exemple des Licoornes. Sur l’ensemble de nos 13 coopératives, nous avons besoin de 200 millions de financement. On parle de coopératives solides, dont certaines ont 30 ans d’existence. Nos formes de coopératives à lucrativité limitée rendent les thèses d’investissement traditionnelles inopérantes.
«On n’est pas des machines à cash»
Un fonds d’investissement investit dans 10 structures. Sur les 10, six disparaissent, deux font des plus-values importantes. Nous, il y a peu de chances qu’ils nous perdent (sur les 13 licoornes, une seule est en difficulté, Railcoop), mais on n’est pas des machines à cash.
Deuxième difficulté, on cherche à financer de l’innovation sociale plutôt que de l’innovation technologique. Par exemple, Mobicoop fait baisser drastiquement les émissions de gaz à effet de serre des voitures grâce au covoiturage, quand des startups vont miser sur l’amélioration technologique des moteurs et auront besoin de beaucoup d’argent pour réduire de dixièmes de pourcentages les émissions. Partager des voitures demande des innovations pour créer de la confiance entre usagers. Celles-ci sont moins bien connues et moins rassurantes pour un investisseur. Ce n’est pas comme une molécule chimique, vous mettez un brevet dessus et ça crache de l’argent.
Comment ça se passe du côté des associations ?
Les associations sont confrontées au recul de l’État, à la modification de ses financements en faveur de projets précis et au désengagement des collectivités territoriales qui ont de moins en moins d’argent. Coopératives, associations : nous formons un tout cohérent parce que nous produisons de la richesse écologique et sociale. La richesse économique est mise au service de ces projets-là : c’est l’inverse de l’économie classique.
Quelles sont les étapes pour aller chercher un milliard d’euros ?
Nous allons agir en trois temps. D’abord, le temps de constitution du mouvement qui permet de créer une fondation citoyenne dotée de 5 millions d’euros par 5 à 10 000 personnes. Ce sera le cœur démocratique de ce projet financier en déterminant les modalités d’accès au capital. On remet de la démocratie au cœur de la finance. Le capital ne peut plus être autant rémunéré qu’autrefois. Il doit se remettre au service de la société.
Ensuite, pour 300 millions, ce sera des discussions avec des grandes banques et mutuelles. L’objectif sera qu’elles modifient l’accès à une petite partie de leurs fonds afin que ceux-ci correspondent aux conditions définies par le mouvement. Certains fonds d’investissement n’en sont pas très loin. Ils y voient un intérêt, car cela va légitimer leur démarche et les mettre en connexion avec des projets auxquels ils n’ont pas accès aujourd’hui. On discute déjà avec le Crédit mutuel et le Crédit coopératif.
Et même la BNP Paribas ou d’autres banques qui financent les fossiles ?
On verra ce qu’en dit le mouvement, mais il me semble qu’on ne va pas financer la transition écologique avec des fonds qui proviennent de bombes écologiques en Afrique. Je militerai en ce sens.
Enfin, la dernière étape, le plus gros morceau : ce sont les 700 millions qui restent. L’État doit se positionner avec la BPI [Banque publique d’investissement, NDLR] et la Banque des territoires. Cela peut aussi passer par des subventions de Bercy et peut-être de Bruxelles. On imagine que cette étape-là se concrétisera plutôt vers 2027.
Est-ce réaliste si la droite ou l’extrême droite sont au pouvoir ?
Bien entendu, il y a des enjeux de structuration politique nationale. Selon qui a le pouvoir, ce sera plus ou moins réaliste. Je crois dans notre responsabilité à montrer qu’un chemin est possible. Je ne peux pas forcer Bruno Le Maire à prendre des décisions qu’il ne trouve pas justes. Mais je peux lui demander.
Le problème actuel, c’est la répartition juste de la richesse.
Il y a assez d’argent en France pour financer la transition. Le problème actuel, c’est la répartition juste de la richesse. Tout ce qu’on fait doit être lié à des engagements politiques au-delà du milliard lui-même.
Un milliard, c’est beaucoup… mais est-ce suffisant ? Le rapport Pisani-Ferry estimait que les besoins pour faire la transition à plutôt 67 milliards par an…
Nous pouvons mettre ensemble des gens, les unir et leur redonner espoir et fierté. Nous pouvons financer des projets pour qu’ils soient le laboratoire de R&D [Recherche et développement, NDLR] de la transition écologique et sociale. Mais nous ne pouvons pas faire la transition écologique et sociale dans son entier : c’est le rôle de l’Etat.
Un milliard ne permettrait même pas de faire changer d’échelle les Licoornes, mais de densifier nos méthodes, nous unir, et étendre nos actions.
Comment va se constituer le fonds ?
Nous allons sans doute créer une fondation citoyenne pour gérer les 5 millions d’euros. La différence avec un fonds d’investissement, c’est qu’on ne retirera pas l’argent, ce sera des subventions. Pour les 300 millions, ce sont les acteurs qui rendront directement accessibles des financements.
Nous avons déposé les statuts pour créer une association loi 1901 qui agira autour de six grands objectifs soutenus par six groupes de travail : le récit commun de la transition, l’articulation des réseaux, le regroupement de 200 lieux, de type tiers-lieux, qui doivent assurer notre présence sur les territoires, un groupe sur la connaissance des besoins de financement des projets, la modification des désirs d’affectation de l’épargne des épargnants, et la forme des véhicules financiers [les fonds, NDLR].
Au sein de chaque groupe, on a travaillé sur une méthode et un agenda, ainsi que des fondamentaux : un manifeste, deux chartes, une identité visuelle, des outils. Cela va nous permettre d’ouvrir plus massivement le mouvement et l’adhésion des personnes à l’association.
En termes de gouvernance, l’assemblée générale va s’exprimer de façon démocratique, élire un conseil d’administration qui désignera une équipe opérationnelle. Nous aurons aussi un conseil scientifique et un comité du futur.
Quels sont les ingrédients de la réussite ?
Quand il y aura 5 000 personnes présentes dans le mouvement, 70% de la partie sera faite. Le reste dépend des relations partenariales que nous serons à même de bâtir. Il y a beaucoup de travail pour donner des compétences financières à tout le mouvement. Nous avons besoin d’une éducation-formation populaire aux sujets financiers.
La transformation du rapport démocratique dans le monde de la finance est un moyen de transformer l’économie.
Comment vous situez-vous dans un écosystème où le Mouvement Impact France, Team for the planet existent ?
La transformation du rapport démocratique dans le monde de la finance est un moyen de transformer l’économie.
Bien sûr, d’autres organisations travaillent à cette transformation et nous n’allons pas le faire tout seuls. Pour l’heure, personne d’autre n’a proposé d’aller chercher un milliard pour faire la transition dans les territoires. Team for the planet s’occupe de projets de transformation de grandes entreprises par l’innovation technologique. Nous sommes sur l’innovation sociale. On ne financera pas les mêmes projets.
Pour moi, Impact France peut tout à fait être à notre table, ils font du plaidoyer, mettent en relation des acteurs.
Avez-vous vocation à devenir une organisation politique ?
Nous sommes apartisans. Nous sommes une force civile, pas un mouvement politique. Et nous ne nous positionnons pas dans l’optique de 2027. Pour autant, les enjeux de la prochaine présidentielle sont tels que les forces civiles devront sans doute se positionner et prendre leurs responsabilités.
À lire aussi
-
Gabriel Malek : «la décroissance est en train de gagner le débat des idées»
Le 25 mai, l’association Alter Kapitae a tenu son Agora de la décroissance à Sciences Po Paris. Dans cet entretien à Vert, le cofondateur de l’association, Gabriel Malek, revient sur les conclusions de ce riche après-midi, où ont été défendues des propositions sur l’énergie, les imaginaires et la comptabilité écologique. -
Les entrepreneurs du Mouvement Impact France en quête d’une économie de la paix
Mercredi 30 août, le mouvement Impact France a tenu la cinquième édition de son Université d’été de l’économie de demain à la Cité universitaire, à Paris. Une journée riche en débats pour faire advenir une économie de la paix.