Entretien

Bastien Sibille : «Nous voulons un milliard d’euros pour financer nos organisations de transition écologique et sociale»

Bastien Sibille, 44 ans, est le cofondateur de la coopérative de transformation de la mobilité individuelle, Mobicoop et l’ex-président des Licoornes, une alliance de treize coopératives engagées. Ce 26 mars, il lance «l’opération milliard», dont l’objectif est de lever un milliard d’euros pour financer des projets de transition.
  • Par

Auprès de Vert, cet homme des coopéra­tives détaille les dif­fi­cultés de finance­ment que ren­con­trent les organ­i­sa­tions écologiques et sociales. Il annonce aus­si le lance­ment prochain d’une fon­da­tion des­tinée à remet­tre de la démoc­ra­tie dans l’économie et financer le «lab­o­ra­toire R&D» du monde sobre et juste de demain.

D’où vient «l’Opération Milliard» pour financer une transition juste ?

Du con­stat de la ten­sion qui existe entre des acteurs de ter­rain, qui por­tent des pro­jets de tran­si­tion écologique juste et sen­tent qu’ils inven­tent pré­fig­ure les mod­èles de demain (proches de l’innovation sociale, des mod­èles démoc­ra­tiques, faible­ment lucrat­ifs), et leurs dif­fi­cultés d’accès aux finance­ments.

En avril 2023, j’ai fait un post LinkedIn qui dis­ait : «Ça suf­fit, on ne peut pas être le monde de demain et qu’on nous file des cac­ahuètes. Unis­sons-nous pour con­stituer une force civile solide qui nous per­me­tte de faire pro­gress­er tout le monde sur ces ques­tions !» L’élan était de leur dire : ne renon­cez pas à votre fierté, à votre espoir.

Cela aurait pu rester un post, mais en 3 ou 4 semaines, un mil­li­er de dirigeants de pro­jets ont rejoint l’appel. Des gens ont voulu mon­ter des groupes de tra­vail. On a fait un pre­mier événe­ment au col­lège des Bernardins en juil­let et déter­miné un plan d’action en 6 objec­tifs.

Qui compose le mouvement aujourd’hui ?

Nous avons 1 400 sig­nataires et une cen­taine de per­son­nes bénév­oles actives. Ce sont essen­tielle­ment des directeurs généraux, prési­dents, fon­da­teurs, des dirigeants de struc­tures de l’Économie sociale et sol­idaire et d’entreprises.

Nous sommes aus­si soutenus par gens qui ont une notoriété publique : Claire Thoury (Le mou­ve­ment asso­ci­atif), Jean-Michel Ricard (Siel bleu), Gabriel Malek sur la décrois­sance ou François Dechy (maire de Romainville) par exem­ple.

Quelles difficultés de financement rencontrent les acteurs de la transition ?

Prenons l’exemple des Licoornes. Sur l’ensemble de nos 13 coopéra­tives, nous avons besoin de 200 mil­lions de finance­ment. On par­le de coopéra­tives solides, dont cer­taines ont 30 ans d’existence. Nos formes de coopéra­tives à lucra­tiv­ité lim­itée ren­dent les thès­es d’investissement tra­di­tion­nelles inopérantes.

«On n’est pas des machines à cash»

Un fonds d’investissement investit dans 10 struc­tures. Sur les 10, six dis­parais­sent, deux font des plus-val­ues impor­tantes. Nous, il y a peu de chances qu’ils nous per­dent (sur les 13 licoornes, une seule est en dif­fi­culté, Rail­coop), mais on n’est pas des machines à cash.

Deux­ième dif­fi­culté, on cherche à financer de l’innovation sociale plutôt que de l’innovation tech­nologique. Par exem­ple, Mobi­coop fait baiss­er dras­tique­ment les émis­sions de gaz à effet de serre des voitures grâce au cov­oiturage, quand des star­tups vont miser sur l’amélioration tech­nologique des moteurs et auront besoin de beau­coup d’argent pour réduire de dix­ièmes de pour­cent­ages les émis­sions. Partager des voitures demande des inno­va­tions pour créer de la con­fi­ance entre usagers. Celles-ci sont moins bien con­nues et moins ras­sur­antes pour un investis­seur. Ce n’est pas comme une molécule chim­ique, vous met­tez un brevet dessus et ça crache de l’argent.

Bastien Sibille © DR

Comment ça se passe du côté des associations ?

Les asso­ci­a­tions sont con­fron­tées au recul de l’État, à la mod­i­fi­ca­tion de ses finance­ments en faveur de pro­jets pré­cis et au désen­gage­ment des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales qui ont de moins en moins d’argent. Coopéra­tives, asso­ci­a­tions : nous for­mons un tout cohérent parce que nous pro­duisons de la richesse écologique et sociale. La richesse économique est mise au ser­vice de ces pro­jets-là : c’est l’inverse de l’économie clas­sique.

Quelles sont les étapes pour aller chercher un milliard d’euros ?

Nous allons agir en trois temps. D’abord, le temps de con­sti­tu­tion du mou­ve­ment qui per­met de créer une fon­da­tion citoyenne dotée de 5 mil­lions d’euros par 5 à 10 000 per­son­nes. Ce sera le cœur démoc­ra­tique de ce pro­jet financier en déter­mi­nant les modal­ités d’accès au cap­i­tal. On remet de la démoc­ra­tie au cœur de la finance. Le cap­i­tal ne peut plus être autant rémunéré qu’autrefois. Il doit se remet­tre au ser­vice de la société.

Ensuite, pour 300 mil­lions, ce sera des dis­cus­sions avec des grandes ban­ques et mutuelles. L’objectif sera qu’elles mod­i­fient l’accès à une petite par­tie de leurs fonds afin que ceux-ci cor­re­spon­dent aux con­di­tions définies par le mou­ve­ment. Cer­tains fonds d’investissement n’en sont pas très loin. Ils y voient un intérêt, car cela va légitimer leur démarche et les met­tre en con­nex­ion avec des pro­jets aux­quels ils n’ont pas accès aujourd’hui. On dis­cute déjà avec le Crédit mutuel et le Crédit coopératif.

Et même la BNP Paribas ou d’autres banques qui financent les fossiles ?

On ver­ra ce qu’en dit le mou­ve­ment, mais il me sem­ble qu’on ne va pas financer la tran­si­tion écologique avec des fonds qui provi­en­nent de bombes écologiques en Afrique. Je milit­erai en ce sens.

Enfin, la dernière étape, le plus gros morceau : ce sont les 700 mil­lions qui restent. L’État doit se posi­tion­ner avec la BPI [Banque publique d’in­vestisse­ment, NDLR] et la Banque des ter­ri­toires. Cela peut aus­si pass­er par des sub­ven­tions de Bercy et peut-être de Brux­elles. On imag­ine que cette étape-là se con­cré­tis­era plutôt vers 2027.

Est-ce réaliste si la droite ou l’extrême droite sont au pouvoir ?

Bien enten­du, il y a des enjeux de struc­tura­tion poli­tique nationale. Selon qui a le pou­voir, ce sera plus ou moins réal­iste. Je crois dans notre respon­s­abil­ité à mon­tr­er qu’un chemin est pos­si­ble. Je ne peux pas forcer Bruno Le Maire à pren­dre des déci­sions qu’il ne trou­ve pas justes. Mais je peux lui deman­der.

Le prob­lème actuel, c’est la répar­ti­tion juste de la richesse.

Il y a assez d’argent en France pour financer la tran­si­tion. Le prob­lème actuel, c’est la répar­ti­tion juste de la richesse. Tout ce qu’on fait doit être lié à des engage­ments poli­tiques au-delà du mil­liard lui-même.

Un milliard, c’est beaucoup… mais est-ce suffisant ? Le rapport Pisani-Ferry estimait que les besoins pour faire la transition à plutôt 67 milliards par an…

Nous pou­vons met­tre ensem­ble des gens, les unir et leur redonner espoir et fierté. Nous pou­vons financer des pro­jets pour qu’ils soient le lab­o­ra­toire de R&D [Recherche et développe­ment, NDLR] de la tran­si­tion écologique et sociale. Mais nous ne pou­vons pas faire la tran­si­tion écologique et sociale dans son entier : c’est le rôle de l’Etat.

Un mil­liard ne per­me­t­trait même pas de faire chang­er d’échelle les Licoornes, mais de den­si­fi­er nos méth­odes, nous unir, et éten­dre nos actions.

Comment va se constituer le fonds ?

Nous allons sans doute créer une fon­da­tion citoyenne pour gér­er les 5 mil­lions d’euros. La dif­férence avec un fonds d’investissement, c’est qu’on ne retir­era pas l’argent, ce sera des sub­ven­tions. Pour les 300 mil­lions, ce sont les acteurs qui ren­dront directe­ment acces­si­bles des finance­ments.

Nous avons déposé les statuts pour créer une asso­ci­a­tion loi 1901 qui agi­ra autour de six grands objec­tifs soutenus par six groupes de tra­vail : le réc­it com­mun de la tran­si­tion, l’articulation des réseaux, le regroupe­ment de 200 lieux, de type tiers-lieux, qui doivent assur­er notre présence sur les ter­ri­toires, un groupe sur la con­nais­sance des besoins de finance­ment des pro­jets, la mod­i­fi­ca­tion des désirs d’affectation de l’épargne des épargnants, et la forme des véhicules financiers [les fonds, NDLR].

Au sein de chaque groupe, on a tra­vail­lé sur une méth­ode et un agen­da, ain­si que des fon­da­men­taux : un man­i­feste, deux chartes, une iden­tité visuelle, des out­ils. Cela va nous per­me­t­tre d’ouvrir plus mas­sive­ment le mou­ve­ment et l’adhésion des per­son­nes à l’association.

En ter­mes de gou­ver­nance, l’assemblée générale va s’exprimer de façon démoc­ra­tique, élire un con­seil d’administration qui désign­era une équipe opéra­tionnelle. Nous aurons aus­si un con­seil sci­en­tifique et un comité du futur.

Quels sont les ingrédients de la réussite ?

Quand il y aura 5 000 per­son­nes présentes dans le mou­ve­ment, 70% de la par­tie sera faite. Le reste dépend des rela­tions parte­nar­i­ales que nous serons à même de bâtir. Il y a beau­coup de tra­vail pour don­ner des com­pé­tences finan­cières à tout le mou­ve­ment. Nous avons besoin d’une édu­ca­tion-for­ma­tion pop­u­laire aux sujets financiers.

La trans­for­ma­tion du rap­port démoc­ra­tique dans le monde de la finance est un moyen de trans­former l’économie.

Comment vous situez-vous dans un écosystème où le Mouvement Impact France, Team for the planet existent ?

La trans­for­ma­tion du rap­port démoc­ra­tique dans le monde de la finance est un moyen de trans­former l’économie.

Bien sûr, d’autres organ­i­sa­tions tra­vail­lent à cette trans­for­ma­tion et nous n’allons pas le faire tout seuls. Pour l’heure, per­son­ne d’autre n’a pro­posé d’aller chercher un mil­liard pour faire la tran­si­tion dans les ter­ri­toires. Team for the plan­et s’occupe de pro­jets de trans­for­ma­tion de grandes entre­pris­es par l’innovation tech­nologique. Nous sommes sur l’innovation sociale. On ne financera pas les mêmes pro­jets.

Pour moi, Impact France peut tout à fait être à notre table, ils font du plaidoy­er, met­tent en rela­tion des acteurs.

Avez-vous vocation à devenir une organisation politique ?

Nous sommes aparti­sans. Nous sommes une force civile, pas un mou­ve­ment poli­tique. Et nous ne nous posi­tion­nons pas dans l’optique de 2027. Pour autant, les enjeux de la prochaine prési­den­tielle sont tels que les forces civiles devront sans doute se posi­tion­ner et pren­dre leurs respon­s­abil­ités.