«Je venais de dire à mon amie de faire attention aux goélands et la seconde d’après, je n’avais plus mon sandwich dans les mains», confie Virginie Marques de Souza, habitante d’Étretat (Seine-Maritime) depuis près de 30 ans. Dans ce village de 1 000 habitant⸱es célèbre pour ses falaises, cette mésaventure est monnaie courante pour les touristes qui osent sortir leur pique-nique sur les galets, et rares sont les habitant⸱es qui s’y risquent encore. Sur la cabine de secours ou dans une boulangerie, on peut lire : «ATTENTION AUX GOÉLANDS».
Ces oiseaux marins — à ne pas confondre avec les mouettes — sont reconnaissables à leur plumage blanc et gris. Avec leurs longues ailes, ils planent à une vitesse moyenne de 40 kilomètres par heure. Leur long bec robuste leur permet de se saisir facilement de la moindre glace, avant que quiconque puisse réagir. Du moins, pour ceux qu’on observe dans la station balnéaire normande.
«La grande majorité des goélands se comporte comme ils devraient le faire, c’est-à-dire en chinant sur le platier [le plateau rocheux, NDLR] où ils trouvent des crustacés, décrit Cyriaque Lethuillier, vice-président de la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole en charge de la biodiversité. À Étretat, quelques goélands ont développé un comportement que les ornithologues appellent le cleptoparasitisme. Autrement dit, la pratique du vol».
Un comportement opportuniste
«Les goélands sont des opportunistes : ils vont se servir là où c’est facile», explique Richard Grège, membre du conseil scientifique de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) Normandie. Ce comportement est observable dans de nombreux sites touristiques, à Étretat comme à Brighton, au Royaume-Uni. «Avec la fréquentation touristique, l’opportunité que présentent les pique-niques pour les goélands est évidente. Ils s’en donnent à cœur-joie», observe Cyriaque Lethuillier, également guide naturaliste sur les falaises d’Étretat.
Et ils ne choisissent pas leur menu au hasard. «Les goélands préfèrent la nourriture que les humains ont déjà touchée», affirme Franziska Hacker, doctorante en éthologie à l’université nationale d’Australie. Une manière de s’assurer que celle-ci est comestible. Dans le cadre d’une étude publiée l’année dernière lors de son master à l’université de Sussex, la chercheuse a fait une étonnante expérience : «Je m’asseyais sur un banc avec un paquet de chips, soit bleu, soit vert. Par terre, on en mettait un de chaque couleur. Dans 95% des cas, le goéland choisissait le sachet de la même couleur que celui que je mangeais». En plus d’être habile, ce sont de fins observateurs du langage corporel des humains.
Ces oiseaux connaissent aussi nos heures de repas. Dans une étude publiée en 2021, des chercheur⸱ses de l’Université de Bristol (Royaume-Uni) ont montré que les goélands se retrouvaient devant une école, toujours à la même heure : celle du goûter des enfants.
Nouveau lieu de vie
Cette espèce niche normalement sur les flancs de falaise. Mais, depuis les années 1980, on observe une urbanisation des populations. «Les populations sur les falaises sont en déclin, alors que celles en milieu urbain sont maintenant stables», affirme Cyriaque Lethuillier. Le nombre de couples reproducteurs de goélands argentés installés en ville est passé de 1 615 entre 1987 et 1989 à 20 050 entre 2009 et 2012, selon un rapport national produit par l’association Bretagne vivante.
Alors que l’espèce avait presque disparu à la fin du 19ème siècle à cause de la chasse, et qu’Étretat était «le dernier bastion français», selon l’élu du Havre Seine Métropole, l’espèce a repris du poil de la bête grâce à des politiques de protection. «En 1976, la loi de la protection de la nature est votée et on change de paradigme. Avant cette loi, “on pouvait tout chasser sauf…”. On est passé à “Tout est protégé sauf…”», résume Cyriaque Lethuillier.
Avec la mise en application de cette loi ambitieuse, les populations augmentent avant de faire face à de nouvelles pressions. «Les mannes de nourriture que mangeaient les goélands diminuent. Les décharges à ciel ouvert sont fermées, ce qui est par ailleurs une bonne chose. La ressource halieutique chute à cause de la pêche industrielle. Les bateaux de pêche ne jettent plus leurs restes mais les gardent pour faire de la farine de poisson. Les produits chimiques dans les champs empoisonnent aussi les goélands qui peuvent se nourrir de petits invertébrés», énumère le guide naturaliste. Tous ces changements les ont amenés à s’installer dans un lieu riche en nourriture : la ville qui offre, en prime, des toits parfaits pour faire son nid loin des prédateurs.
Les touristes, un garde-manger sans fin
Aux yeux des goélands argentés, là où il y a des touristes, la nourriture abonde. «Ils vont leur donner à manger plus qu’ailleurs et donc les goélands vont prendre de mauvaises habitudes, alors que ce n’est pas adapté à eux», détaille Richard Grège. À Étretat, où le nombre de visiteur·ses a atteint près de 1,2 million en 2022, il n’est pas rare de voir des cônes de glace et des sandwichs tendus vers le ciel pour attirer ces oiseaux.
Un bon entrainement pour les goélands, mais surtout une mauvaise habitude de la part des humains. «Ils ne vont pas faire la différence entre ce qui leur est tendu ou non», explicite le membre de la LPO. En leur donnant à manger, on risque de les imprégner, c’est-à-dire que leur comportement sera influencé par le nôtre, au point qu’ils ne pourront peut-être plus survivre dans leur milieu naturel sans nous. Alors que les goélands voient leur réputation se dégrader, à qui la faute ?