Morgan Large, la journaliste qui dérange l’agro-industrie bretonne

Le 31 mars 2021, Morgan Large découvre que deux boulons manquent à l’une des roues de sa voiture. Fille d’agriculteur, la journaliste spécialiste est la cible des géants de l'agro-industrie bretonne. A Vert, elle raconte les menaces et les pressions qu'elle subit.
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Il faut avoir les reins solides. Après le pas­sage de Mor­gan Large dans l’émission Les Pieds sur Terre en 2017 (France Cul­ture), la radio asso­cia­tive pour laque­lle elle tra­vaille, Kreiz Breizh (RKB), a per­du les sub­ven­tions de plusieurs mairies locales. Le 17 novem­bre 2020, la jour­nal­iste témoigne dans le doc­u­men­taire de France 5 « Bre­tagne : une terre sac­ri­fiée ». La Fédéra­tion régionale des syn­di­cats d’ex­ploitants agri­coles (FRSEA) de Bre­tagne réag­it en dif­fu­sant sa pho­to sur le réseau social Twit­ter, avant de la sup­primer. Appels noc­turnes, ten­ta­tives d’effraction dans les locaux de la radio, empoi­son­nement de son chien et, désor­mais, roues de voiture déboulon­nées… Les intim­i­da­tions s’intensifient depuis lors.

Quelle jour­nal­iste êtes-vous ?

Je tra­vaille pour un média de pays, qui ne se revendique pas écol­o­giste. Je fais mon méti­er sans piéger les gens, en lisant des enquêtes publiques et en me ren­dant sur le ter­rain. Je veux con­tin­uer à par­ler du monde agri­cole, le doc­u­menter, don­ner la parole à des gens et sus­citer le débat sur des enjeux qui tra­versent la Bre­tagne.

Jour­nal­iste, je porte aus­si des valeurs en tant que citoyenne. Le paysage bre­ton se trans­forme et l’agriculture s’in­dus­tri­alise tou­jours plus. Après l’élevage, se dévelop­pent désor­mais les cul­tures céréal­ières inten­sives. 

Mor­gan Large à Ros­tre­nen le 6 avril 2021 — cap­turé sur la chaîne Youtube de Syl­vain Ernault

Com­ment avez-vous réa­gi en décou­vrant que des boulons man­quaient sur une des roues de votre voiture ?

J’ai échangé avec l’équipe de RKB, et nous avons décidé de médi­a­tis­er l’af­faire. Une plainte con­tre X a été déposée par Reporters sans fron­tières. Quand je les ai con­tac­tés, ils m’ont dit « c’est le genre de chose qu’on voit dans les Balka­ns ». Pour­tant, en 2015, des inspecteurs du tra­vail ont eux aus­si été vic­times du sab­o­tage de leur voiture dans les Côtes‑d’Armor alors qu’ils ren­traient d’une inspec­tion dans une exploita­tion pro­duisant des tomates sous serre (Bas­ta­m­ag).

Vous avez demandé une pro­tec­tion poli­cière, que vous a‑t-on répon­du ?

Le pro­cureur de Saint-Brieuc m’a octroyé la « pos­si­bil­ité, sans scrupule ni retard » de con­tac­ter la gen­darmerie. Con­crète­ment, je ne béné­ficierai pas d’un « garde du corps », ni même d’une ligne d’urgence, qui m’aurait per­mis de join­dre sans délai la gen­darmerie en cas de prob­lème. Jusqu’à présent, je n’avais de ma vie jamais déposé de plainte — ni de main courante avant novem­bre 2020. J’avais alors trou­vé les entrées de mes champs ouvertes, pour met­tre en diva­ga­tion mes deux juments.

La Bre­tagne est-elle dev­enue inhos­pi­tal­ière pour la presse ?

Les Bre­tons sont très attachés à la presse, à l’information, ce qui en fait des citoyens aver­tis. Les gens lisent, écoutent la radio, accor­dent de l’im­por­tance à l’information locale. Ouest-France est le quo­ti­di­en le plus dif­fusé en France, Le Télé­gramme tire à près de 200 000 exem­plaires. Les 800 per­son­nes qui ont man­i­festé à Ros­tre­nen le 6 avril à l’appel du col­lec­tif Kelaouiñ [informer en Bre­ton] ne sont pas venues pour me soutenir, mais avant tout pour défendre la lib­erté d’informer.

Inter­rogé par Fran­ce­In­fo le 23 avril, Georges Galar­don vous a reproché de « men­ac­er les respon­s­ables de coopéra­tives, les élus », un com­porte­ment « pas digne d’une jour­nal­iste ». Com­ment réagis­sez-vous à cette déc­la­ra­tion d’un élu qui fut prési­dent de la coopéra­tive agri­cole bre­tonne Triskalia ? 

J’ai été très affec­tée par son inter­ven­tion, car c’est un homme influ­ent [Vice-prési­dent de la com­mu­nauté de com­munes du Kreiz Breizh, Maire de Sainte-Tréphine depuis 1995, Ndlr]. Alors que je fais l’objet de men­aces depuis des mois, il fait le choix de me désign­er à nou­veau. Il faut être très solide pour encaiss­er cette pres­sion. Je n’ai pas com­mis de fautes pro­fes­sion­nelles, ne fait l’ob­jet d’au­cune sai­sine au Con­seil de déon­tolo­gie jour­nal­is­tique ni d’au­cune attaque en diffama­tion. Je revendique le droit de vivre en ter­ri­toire rur­al, et ne vais pas trans­former ma mai­son en bunker : ce n’est pas ma philoso­phie de vie. Je revendique aus­si de pou­voir exercer mon méti­er, comme tous les jour­nal­istes. 

Com­ment comptez-vous pour­suiv­re votre mis­sion ?

Je suis investie, avec d’autres jour­nal­istes, dans Splann !, qui sig­ni­fie « clair » en Bre­ton, la pre­mière ONG jour­nal­is­tique bre­tonne. Nous voulons créer du tra­vail pour de jeunes jour­nal­istes et pub­li­er des enquêtes indépen­dantes, sur le mod­èle de notre par­rain, l’ONG Dis­close, con­nue notam­ment pour ses travaux récents sur les essais nucléaires en Polynésie. Une pre­mière enquête paraî­tra cet été. Une lev­ée de fonds est en cours, qui a déjà récolté 43 000 euros.