Reportage

GroinGroin, ce refuge sarthois qui sauve les cochons de l’abattoir

Barney, Bree, Heston…. Une centaine d'animaux de ferme destinés à l'exploitation vivent dans ce lieu unique ouvert en 2005 dans la Sarthe. En plus du sauvetage, l'équipe prône une vision antispéciste de la relation entre les humains et les autres animaux. Reportage.
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Le sanc­tu­aire est bien caché dans une bour­gade au nom com­posé. «Neuvil­lette-en-Charnie, c’est vrai­ment la cam­pagne !», prévient Lucie Nayak. Cette grande brune énergique est chargée de sen­si­bil­i­sa­tion au refuge Gro­in­Groin depuis 2023. Pan­talon anthracite, tee-shirt bleu estampil­lé «Gro­in­Groin» et cas­quette vis­sée sur le crâne, le dress code est le même pour les huit salariées et les qua­tre bénév­oles. «Le per­son­nel est débor­dé, on a beau­coup de boulot !», prévient cette ex-soci­o­logue, chargée de recherche à l’Inserm et à l’université de Liège. À l’ombre d’un gros pla­tane, deux bénév­oles ava­lent rapi­de­ment leur déje­uner végé­tal­ien avant d’y retourn­er.

Fondée par Car­o­line Dubois et Ser­vane Hochet, l’association sarthoise accueille depuis 2005 une cen­taine d’animaux de ferme «sauvés» de l’a­bat­toir. «Au début, notre but était de venir en aide aux cochons nains (qui pèsent entre 50 et 80 kilos à l’âge adulte) util­isés comme ani­maux de com­pag­nie. Dans 75% des cas, ils sont aban­don­nés», souf­fle Lucie.

L’histoire de Gro­in­Groin com­mence avec Ros­alie, pre­mier cochon nain adop­té par Car­o­line Dubois en 2002. «J’ai été éton­née de voir leur sen­si­bil­ité et leur grande intel­li­gence. À l’opposé de leur image sou­vent décriée», recon­naît la fon­da­trice. Deux décen­nies plus tard, 2 000 bêtes y ont été sec­ou­rues : des cochons, des chèvres, des équidés, des mou­tons ou encore des din­dons.

Lily, accom­pa­g­née de sa petite famille, tente de se met­tre à l’abri du soleil © Audrey Parmentier/Vert

Cette après-midi de juin, la chaleur écras­ante pousse les cochons à rester dans leur niche en bois ou à l’intérieur de leurs box­es (pour les cochons de ferme). Étalés sur douze hectares, les enc­los s’or­gan­isent en fonc­tion des affinités. Ici, chaque ani­mal à son his­toire pro­pre : cer­tains ont été retrou­vés errants sur la voie publique, d’autres ont été mal­traités ou se sont échap­pés d’un camion qui les con­dui­sait à l’abattoir.

Arrivée au refuge en 2020, Bar­ba­pa­pouille, une tru­ie au pelage rose, se prélasse dans la boue sous une toile d’om­brage blanche. Elle fait par­tie des rescapés : «Ce jour-là, on devait récupér­er qua­tre cochons qui vivaient dans d’affreuses con­di­tions, mais on a décou­vert une tru­ie enfer­mée dans un hangar. Elle venait de don­ner nais­sance à neuf bébés, dont Bar­ba­pa­pouille», explique Lucie Nayak. L’équipe de sauve­tage repar­ti­ra avec dix-neuf ani­maux.

«Heston est devenu son papa de substitution»

D’autres ne béné­fi­ci­aient pas des soins néces­saires de la part de leur éleveur. Comme Vic­tor, un mid­dle white dont la queue est coupée. «Dans les éle­vages, on la leur coupe sou­vent, car ils se la mor­dent à force de vivre dans une grande promis­cuité. Ils devi­en­nent fous !», com­mente Lucie Nayak. Blessé dans son lieu de nais­sance, Vic­tor a été con­fié à Gro­in­Groin à l’âge de qua­tre mois. «Il était très mal en point quand on l’a accueil­li et il était un peu mar­tyrisé par d’autres cochons. Main­tenant, Hes­ton est devenu son papa de sub­sti­tu­tion», reprend Lucie en se dirigeant vers son voisin. Vis­age écrasé et petits yeux rieurs, Hes­ton est le seul dont la vie ressem­ble à un con­te de fée. «Il est né dans l’un des rares éle­vages en plein air. Son éleveur était telle­ment attaché à lui qu’il est devenu végane avant d’arrêter son exploita­tion !», s’extasie l’employée.

Lau­rent et Jus­tine changent les ban­dages du din­don Bun­ty tous les deux jours pour le soulager © Audrey Parmentier/Vert

Au refuge, les bêtes ne sont plus des numéros, mais des indi­vidus. Objec­tif : mon­tr­er qu’elles peu­vent être autre chose qu’un bien de con­som­ma­tion. Comme tous les soigneur·ses, Lau­rent, 45 ans, a eu plusieurs vies avant de s’en­gager en faveur de la cause ani­male. «Cuisinier, berg­er et enfin soigneur ani­malier», liste ce pro de la blan­quette de veau devenu végane depuis qu’il a ral­lié Gro­in­Groin en 2023. Accroupi par terre, le Picard refait les ban­dages autour des pattes de Bun­ty, le din­don. Ces soins per­me­t­tent de for­mer un coussinet afin de soulager la pres­sion sur les pattes. «Comme ils sont abat­tus à 35 jours, les poulets de chair grossis­sent trop vite à cause de la sélec­tion géné­tique. Adultes, ils devi­en­nent rapi­de­ment trop lourds pour leurs pattes», inter­vient Lucie.

Un aliment végétal spécialement développé pour ne pas les engraisser

Allongée par terre, Jus­tine, une bénév­ole, tient le volatile sans bouger. L’é­tu­di­ante en ingénierie com­mer­ciale à Lille a rejoint Gro­in­Groin pour le mois de juin. Si elle est engagée sur la ques­tion du bien-être ani­mal, elle voudrait tra­vailler dans la décar­bon­a­tion des indus­tries. En atten­dant, elle récure chaque matin les enc­los : «C’est assez dif­fi­cile, car on mul­ti­plie les allers-retours avec les brou­ettes chargées», assure celle qui est logée dans un stu­dio à deux pas du refuge.

Quand Jus­tine ne tient pas le bal­ai, elle aide à nour­rir les ani­maux qui atten­dent leur repas, matin et soir. Les cochons béné­fi­cient d’un ali­ment végé­tal spé­ciale­ment dévelop­pé pour ne pas les engraiss­er. «Toutes les nour­ri­t­ures sont des­tinées à ça, car on n’a jamais envis­agé le cochon autrement que sous la final­ité du jam­bon», pré­cise Lucie en arrachant quelques feuilles de noy­er. Les chèvres s’ap­prochent, sauf Ben­ji, tacheté blanc et noir, plus crain­tif : «Il a été retrou­vé dans une forêt quand il était chevreau avec de la tein­ture rose. Ça n’a pas dû être chou­ette, ce qu’il a vécu».

Lucie Nayak, salariée de Gro­in­Groin, et Mar­ius, une chèvre du refuge très socia­ble qui s’est rapi­de­ment appro­priée les lieux © Audrey Parmentier/Vert

Ici, les pen­sion­naires sont chanceux, car le refuge accueille un nom­bre lim­ité d’an­i­maux. Sol­lic­itée par les éleveurs ou les ser­vices de l’État, Car­o­line Dubois en refuse tous les jours. «Au-delà des moyens humains et financiers, on ne peut pas accueil­lir les trois mil­lions de bêtes issues de l’élevage en France abattues quo­ti­di­en­nement», jus­ti­fie Lucie, payée au SMIC comme tous les autres salariés.

Sur le plan économique, la survie de Gro­in­Groin dépend des par­rainages d’animaux qui représen­taient 55% des revenus en 2022. Les plus de 3 000 donateur·ices peu­vent, en échange d’un sou­tien financier, ren­con­tr­er leur filleul lors de ren­con­tres VIP. Par ailleurs, les vis­ites «Hap­pig Days», dont l’ob­jec­tif est la sen­si­bil­i­sa­tion, sont ouvertes à tout le monde. Le pub­lic ren­con­tr­era Pepi­to, un âne gris acheté par une bande d’adolescents en guise de cadeau d’anniversaire. Les par­ents n’avaient pas appré­cié. D’autres seront séduits par la robe mar­ron de Galipette, jetée dans un box, sans eau ni nour­ri­t­ure, avant qu’une éleveuse ne vienne la sig­naler.

Si les visiteur·ices sont orig­i­naires de toute la France, l’accueil dans la région reste plus froid. Et pour cause : le départe­ment de la Sarthe compte 3 435 exploita­tions agri­coles, selon les don­nées offi­cielles. À une dizaine de kilo­mètres, l’ex­ploita­tion des poulets Loué tourne à plein régime et les ril­lettes du Mans font office de fierté régionale. Lucie l’admet : «On porte une philoso­phie qui va à l’inverse des principes et des intérêts des éleveurs. On ne veut pas cul­pa­bilis­er les per­son­nes, c’est plus un sys­tème qu’on pointe du doigt».