Entretien

Catherine Dauriac : « nous avons produit assez de vêtements pour habiller la planète jusqu’en 2100 »

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Tra­vail de sape. En 1986 déjà, Cather­ine Dau­ri­ac créait un bureau de presse dédié aux jeunes créateur·rices de mode. Impliquée dans le col­lec­tif Fash­ion rev­o­lu­tion depuis sa créa­tion en 2014 (elle en assure la prési­dence depuis 2020), Cather­ine Dau­ri­ac est adjointe à la rédac­tion en chef de la revue Hum­made, lancée en 2019 pour traiter les vête­ments comme un fait social total ‒ qui meut toute la société. Dans Fash­ion, elle décor­tique les enjeux envi­ron­nemen­taux et soci­aux de la mode tout en pro­posant des pistes d’action pour acheter moins, mieux et penser l’avenir du secteur.

Cather­ine Dau­ri­ac, le 15 avril 2022 à Paris © Anne-Sophie Nov­el / Vert

Pionnière de la mode éthique en France, quel regard portez-vous sur l’évolution de notre rapport à l’habillement ?

L’effondrement de l’immeuble du Rana Plaza, à Dac­ca, au Bangladesh, il y a neuf ans (le 24 avril 2013), mar­que un tour­nant : cette cat­a­stro­phe est l’une des plus grandes de l’industrie tex­tile. La plu­part des 1 138 per­son­nes tuées et des plus de 2 500 blessées étaient de jeunes employées tra­vail­lant pour une trentaine de mar­ques de mode occi­den­tale. Après les scan­dales issus des révéla­tions sur le tra­vail des enfants dans les années 1980, cet inci­dent a sus­cité une nou­velle prise de con­science du pub­lic. Et les mar­ques sont oblig­ées d’être plus atten­tives à leur respon­s­abil­ité sociale et envi­ron­nemen­tale. Hélas, si des pro­grès ont eu lieu sur le front envi­ron­nemen­tal, beau­coup reste à faire au niveau social : le mon­tant du salaire vital et la tox­i­c­ité des procédés de fab­ri­ca­tion restent prob­lé­ma­tiques. Dans la plu­part des pays d’Asie où se situe la pro­duc­tion tex­tile (Bangladesh, Viet­nam, Indonésie, Cam­bodge et Inde), le salaire min­i­mum est inférieur à un dol­lar de l’heure. Le tra­vail des enfants reste aus­si une réal­ité dans les chaînes d’approvisionnement. Der­rière cha­cun de nos vête­ments, il y a beau­coup de tra­vail humain à bas coût.

© Alain Dele­flie pour le livre Fash­ion, aux édi­tions Tana

Malgré cela, la fièvre acheteuse ne faiblit pas : entre 2000 et 2021, la production de vêtements a doublé et le prix des vêtements a baissé de 15 % depuis 2005, peut-on lire dans Fashion, le livre que vous venez de publier…

Oui, le con­som­ma­teur moyen achète 60 % de vête­ments de plus qu’il y a 15 ans. L’arrivée de mar­ques comme H&M, Zara, Man­go ou Stradi­var­ius a mar­qué l’entrée dans la « fast fash­ion » : le rythme des col­lec­tions, aupar­a­vant saison­nier, est passé à un rythme men­su­el. Aujourd’hui, de nou­velles mar­ques comme Shein, Boohoo ou Pret­ty Lit­tle Things nous pré­cip­i­tent dans l’« Ultra fast fash­ion » : ven­dues exclu­sive­ment en ligne à des prix encore plus bas, les col­lec­tions suiv­ent un rythme heb­do­madaire, voire quo­ti­di­en. Livrées en un temps record, ces mar­ques touchent les plus jeunes et il faut voir à quoi ressem­ble un haul [un débal­lage de vête­ment filmé en vidéo, sou­vent spon­sorisé par les mar­ques sur YouTube, NDLR] ! C’est une gabe­gie, la mode devient encore plus jetable… D’ailleurs, d’après les cal­culs effec­tués par Fash­ion rev­o­lu­tion, nous avons pro­duit assez de vête­ments pour habiller la planète jusqu’en 2100 ; nous ne por­tons en moyenne qu’un tiers de notre ves­ti­aire et nous jetons l’équivalent d’une benne de tex­tiles toutes les sec­on­des dans le monde [qua­tre mil­lions de tonnes de vête­ments sont jetés chaque année en Europe, d’après l’Ademe (Agence de l’en­vi­ron­nement et de la maîtrise de l’én­ergie), NDLR].

Quel est l’impact environnemental de cette consommation ?

L’industrie tex­tile est l’une des plus pol­lu­antes : on s’habille surtout de pét­role aujourd’hui, car plus de 65 % de nos habits sont tis­sés de fibres syn­thé­tiques directe­ment issues de la pétrochimie (nylon, élasthane, acrylique). Les matières naturelles (telle la laine) représen­taient encore 10 % des matières tex­tiles pro­duites il y a dix ans ; elles ne représen­tent plus que 1,5 % aujourd’hui. Le reste est représen­té par les fibres arti­fi­cielles, issues de la trans­for­ma­tion chim­ique de sub­stances naturelles ‒ générale­ment la cel­lu­lose, pour obtenir de la vis­cose. Même les solu­tions véganes, imag­inées pour respecter le bien-être ani­mal, ont recours à des com­posants issus de la pétrochimie pour garan­tir la solid­ité des com­posants recy­clés qu’elles utilisent. Enfin, si le coton est une fibre naturelle, le tis­su en coton est loin d’être naturel : 91 % du coton con­ven­tion­nel est issu de semences OGM (Organ­isme géné­tique­ment mod­i­fié) et sa cul­ture absorbe 22 % des pes­ti­cides mon­di­aux et 4 % des engrais, alors qu’elle n’occupe que 2,5 % des ter­res arables. Sans par­ler des quan­tités d’eau néces­saires à sa pro­duc­tion, ni des rejets chim­iques générés ensuite par les usines de tein­ture…

© Alain Dele­flie pour le livre Fash­ion, aux édi­tions Tana

In fine, l’industrie du tex­tile utilise chaque année 342 mil­lions de bar­ils de pét­role pour fab­ri­quer des tis­sus syn­thé­tiques. En 2018, l’industrie de la mode a émis env­i­ron 2,1 mil­liards de tonnes de gaz à effet de serre, soit 4 % du total mon­di­al. Au rythme actuel, les émis­sions pour­raient attein­dre 2,7 mil­liards de tonnes en 2030.

© Alain Dele­flie pour le livre Fash­ion, aux édi­tions Tana

Le tableau reste sombre… Comment y voir clair dans nos achats, et comment faire changer le secteur ?

Il est cru­cial de regarder les éti­quettes et la com­po­si­tion avant d’acheter. Pour cela, le test du BISOU est très utile pour lim­iter les achats d’impulsion et de faire de la sobriété un mantra : on com­mence par inter­roger le Besoin que l’on a de ce vête­ment, avant de voir si ce besoin est Immé­di­at et s’il n’existe pas une pièce Semblable dans son ves­ti­aire. Il s’agit aus­si de s’interroger sur l’Orig­ine du pro­duit et ses con­di­tions de fab­ri­ca­tion, et enfin sur l’Utilité réelle que l’on va en retir­er. Une fois ces cinq ques­tions posées, en principe le besoin d’acheter est passé.

Adopter une garde-robe min­i­mal­iste est une autre option, avec une trentaine de pièces de qual­ité (coton bio cer­ti­fié, laines ou lin de qual­ité), faciles à assem­bler et à porter tous les jours. La répa­ra­tion, la loca­tion, le troc, la chine et l’achat de sec­onde main font égale­ment par­tie des nou­veaux réflex­es à faire entr­er dans sa rou­tine.

Si l’achat reste la seule option, les bou­tiques ou des sites de mode éthique (WeDress­Fair, Drea­mAct, Klow, etc.) sont de bon con­seil. Le label SloWeAre et le média The Good goods pro­posent des annu­aires de mar­ques durables. L’application Clear fash­ion est aus­si par­faite pour con­naître l’impact de vête­ments de plus de 450 mar­ques sur l’environnement, l’humain, la san­té et les ani­maux.

Enfin, Fash­ion rev­o­lu­tion va con­tin­uer son tra­vail de lob­by­ing, notam­ment avec la cam­pagne Good clothes, fair pay conçue pour oblig­er les mar­ques à assur­er un salaire vital aux ouvri­ers de l’industrie tex­tile.