Entretien

Cécile Alduy, spécialiste du langage : «Pour le RN, l’écologie constitue un thème repoussoir»

Mot à maux. De la récupération pour la campagne présidentielle de 2022 au silence radio des Européennes de 2024, que nous disent les prises de parole de Marine Le Pen et Jordan Bardella sur l’écologie ? Nous avons posé la question à la chercheuse Cécile Alduy, spécialiste de l'analyse des discours des leaders politiques.
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Sémiologue, professeure de littérature à l’Université de Stanford (États-Unis), chercheuse associée au Centre de recherches politiques de Sciences Po, Cécile Alduy a fait paraître en 2015 Marine Le Pen prise aux mots, décryptage du nouveau discours frontiste. Pour Vert, elle détaille la manière dont les têtes du parti d’extrême droite français abordent les défis écologiques de l’époque.

Entre la campagne du RN pour la présidentielle de 2022 et celle des législatives de 2024, on a l’impression que l’écologie a complètement disparu. Est-ce vraiment le cas ?

En 2022, Marine Le Pen avait effectivement fait l’effort de développer un volet écologique dans son programme. Mais c’était pour les élections ; de l’écologie, elle n’en parle jamais spontanément. Ce n’est absolument pas au centre de ses préoccupations. Dans le cas de la présidentielle 2022, le RN devait en dire quelque chose, car on lui a beaucoup reproché d’être un parti monothématique, qui ne parle que d’immigration. Mais cette situation vaut pour d’autres sujets, comme les transports ou les anciens combattants.

Il y a tout de même des propositions concrètes ?

Le RN parle beaucoup du démantèlement des éoliennes, ou de l’investissement dans le nucléaire. Mais sa politique sur l’écologie n’est ni volontariste, ni détaillée. Ces thématiques ne sont pas porteuses au sein du parti, ni de son électorat. On peut même dire que cela constitue un thème repoussoir.

Comment se positionne Jordan Bardella sur ces thèmes ?

Il est l’héritier de ce ravalement de façade sur l’écologie. Il fait le service minimum, en disant, par exemple, que le réchauffement représente le «défi principal de sa génération». Au vu de la situation globale, c’est une lapalissade ! Dans ce domaine, il n’a rien de concret à proposer, que ce soit au niveau des mesures ou des financements à mobiliser ; ce qui explique qu’il se détourne très rapidement de ces questions lors des débats avec les autres candidats, comme on a pu le voir ces dernières semaines pour les Européennes.

«C’est une politique productiviste dans une sorte d’autarcie»

Quand le RN évoque l’écologie, sur quelles bases théoriques et idéologiques s’appuie-t-il ?

Ces sujets renvoient presque systématiquement aux questions du nationalisme et du protectionnisme. Au RN, on en revient toujours à l’identité nationale. Si l’on se replonge par exemple dans le livret consacré à l’écologie pour la présidentielle 2022, c’est la solution magique de «la France aux Français» qui revient sans cesse. Pour faire face aux défis écologiques, il faut faire du localisme, c’est-à-dire produire français. En restant dans nos frontières, en multipliant les contrôles et en sortant des traités de libre-échange, on va résoudre tous les problèmes, que ce soit au niveau de la souveraineté alimentaire ou des émissions de gaz à effet de serre. Si l’on résume, le programme du RN consiste à ne rien changer au système de production du point de vue des énergies utilisées, du gaspillage, de la surconsommation, etc. C’est une politique productiviste dans une sorte d’autarcie.

Jordan Bardella oppose «écologie patriote» et «écologie punitive», pour quelles raisons ?

C’est l’autre aspect clé du discours du RN sur l’écologie : il faut arrêter avec le Pacte vert européen, il faut arrêter avec trop de régulations, il faut protéger les petites entreprises et les agriculteurs. C’est une approche populiste qui va dans le sens du poil de toutes les catégories de populations pour lesquelles la transition est extrêmement difficile. Ici, le RN dit principalement deux choses : le réchauffement climatique existe et c’est un défi ; il faut arrêter de «punir» les gens avec trop de réglementations, sachant que la France est une bonne élève, puisqu’elle ne représente qu’une infime part au niveau mondial des émissions de gaz à effet de serre. Pourquoi alors faire des efforts et changer nos modes de vie ?

Cécile Alduy © Astrid di Crollalanza

D’autres expressions, comme «Khmers verts», en référence au régime des Khmers rouges qui perpétra un génocide au Cambodge dans les années 1970,  revient aussi souvent dans les rangs du RN pour qualifier les écologistes…

Ces expressions péjoratives ne sont pas propres au Rassemblement national et font régulièrement les titres de la presse de droite, du Figaro Magazine à Valeurs actuelles. Cela relève de cette mouvance de l’éco-bashing, qui consiste à stigmatiser, caricaturer et rendre effrayantes l’écologie politique et les questions environnementales. Il s’agit toujours d’extrémiser la gauche et toutes ses variantes. L’écologie politique de gauche est ainsi présentée comme une composante du wokisme : elle n’aurait pas de fondement scientifique ; elle se résumerait à des théories politiques d’extrême gauche, cachées sous un vernis de défense de la planète.

Dans vos analyses, vous insistez sur la centralité du terme de «nature» dans les propos du RN sur l’écologie. Pourquoi ?

C’est la clé de voûte du discours de Marine Le Pen sur la question. Cette notion, qui peut paraître anodine, est extrêmement politique : elle nous replace dans la continuité du racisme national, avec un discours centré sur les racines, en convoquant les métaphores biologiques et botaniques de l’identité. Il existerait une sorte de symbiose entre la Terre, les aïeux, la nature humaine et la nature créée. Dans cette perspective, il faudrait prendre exemple sur la nature pour diviser les êtres humains en écosystèmes, en groupes vivant en osmose, mais menacés par toutes les espèces «invasives». A contrario, le discours de l’écologie politique est stigmatisé comme étant abstrait, «hors-sol», soit dans le vocabulaire RN «déconnecté des racines».

«Cette manière de déconnecter complètement les causes des conséquences, c’est bien une forme de déni»

Si le RN ne remet pas en cause l’existence du réchauffement climatique dans ses discours publics, on l’accuse souvent d’être dans le déni. Ce terme est-il justifié, selon vous ?

On est toujours dans le registre du double discours : si le réchauffement représente un immense défi, il y a un refus d’en attribuer les causes à l’agentivité humaine. Et, dans le cas où certaines responsabilités sont reconnues, ce n’est jamais «chez nous» que cela se passe. Le problème, ce ne sont pas les engrais, ce ne sont pas les moteurs thermiques ! Cette manière de déconnecter complètement les causes des conséquences, de sans cesse relativiser, c’est bien une forme de déni – il ne suffit pas de constater l’existence des catastrophes naturelles et d’en accepter l’explication scientifique. Parmi les mesures préconisées par le RN, on trouve ainsi l’annulation de l’interdiction des voitures thermiques à partir de 2035, la baisse des taxes sur l’essence et le développement autoroutier.

Si le RN parvenait aux plus hautes fonctions, sur quoi pourrait porter ses premières actions au niveau écologique ?

L’arrêt de tout investissement dans les énergies renouvelables. La suspension de l’application des directives européennes, que ce soit sur les pesticides, le pacte vert, ou les voitures thermiques. Une répression accrue des mouvements environnementalistes, l’arrêt des subventions publiques à certaines ONG. Avec, comme horizon, le retour à un système productiviste rêvé, nostalgique des Trente Glorieuses, et la mise en place d’un État répressif pour empêcher toute résistance ou toute action d’une société civile qui souhaiterait accélérer la transition écologique.